Thursday, September 24, 2009

2009.09.66

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Attilio Mastrocinque, Des Mystères de Mithra aux Mystères de Jesus. Potsdamer Altertumswissenschaftliche Beiträge. Stuttgart: Franz Steiner Verlag, 2009. Pp. 128; 7 p. of plates. ISBN 9783515092500. €39.00 (pb).
Reviewed by André Sauge, Genève

L'ouvrage se présente sous la forme d'une succession de 43 paragraphes regroupés sous dix titres (voir le sommaire à la fin de l'article). Dès la première section, Attilio Mastrocinque (ci-après, l'A.) énonce clairement la thèse : le culte de Mithra est fermement enraciné dans la culture et la religion romaines. Il s'agit certes d'un culte mystérique, mais respecté au même titre que les cultes de la religion officielle; en tant que tel, il est pratiqué par des Romains, et non des étrangers. En cela, il se distingue des cultes de Dionysos ou des mystères d'Isis. Il est répandu dans l'armée; or les légionnaires sont des Romains. Si Mithra est un dieu du panthéon perse, les Perses eux-mêmes ignorent le culte tel qu'il s'est répandu dans le monde romain. En défendant ce point de vue, l'A. rejoint la majorité des spécialistes. En revanche, il introduit ensuite une thèse personnelle qui ne manquera pas de provoquer un débat. Il importe toutefois de suivre les diverses étapes de son argumentation pour en saisir la cohérence.

Les mystères de Mithra ont joui de la faveur impériale; l'A. l'affirme avec force. Il est vrai que seuls de rares empereurs paraissent avoir été initiés (parmi lesquels l'A. compte Julien, malgré le scepticisme de quelques spécialistes). Mais ce n'est pas là l'élément essentiel pour affirmer le caractère officiel du culte : il importe plus de considérer les lieux d'implantation des mithrea (dès le IIe siècle de notre ère, sur le Capitole, par exemple, à proximité du cirque Maxime ou, plus tard, dans le palais des Sévère sur le Palatin) et la fonction des mystères : "L'ancien dieu iranien du pacte, qui liait les aristocrates à leurs rois, était devenu le dieu de la fidélité des officiers de l'Empire à leurs empereurs, comme l'a récemment souligné Reinhold Merkelbach (renvoi à Mitras, pp. 153-180). Le mithraïsme avait ses meilleurs fidèles parmi les soldats, les douaniers, les affranchis impériaux et les autres fonctionnaires de l'Empire" (p. 15).

L'argumentation de l'A. procède ensuite du général vers le cas particulier de Rome : les rites mystériques étaient solidement enracinés dans la vie des cités grecques par exemple (à Athènes, les mystères d'Eleusis; à Alexandrie, le culte de Sarapis) où ils avaient pour fonction de créer un lien de solidarité entre les habitants et la divinité dont dépendaient les ressources vitales et donc la survie du groupe; par la médiation de la divinité, ils créaient également un lien de solidarité entre les habitants eux-mêmes; en fin de compte, ils légitimaient l'installation d'un groupe humain sur un territoire et en assuraient la pérennité. L'instauration du culte de Sarapis à Alexandrie permettait de placer les divinités locales, égyptiennes, sous l'autorité des nouveaux maîtres, venus de Macédoine; en même temps, la célébration du culte permettait de gagner les faveurs divines pour les nouveaux souverains (paragraphes 10-12).

Au cours de leur expansion vers l'Orient, les Romains s'approprieront les cultes mystériques orientaux, en contournant l'espace grec, au nom de leur parenté originelle avec les Phrygiens : l'acte constitutif le plus important sera le transfert, à Rome, en 204, de la statue et du culte de Cybèle. A la fin de la République, dès les premiers empereurs, l'expansion romaine déborde les côtes de l'Asie Mineure, pénètre à l'Est dans les régions limitrophes de la Perse, s'étend au Nord-Est, le long du Rhin jusqu'en Bretagne, puis dès Trajan, le long du Danube et, à l'Est, jusqu'à la Caspienne, en passant par la Perse. Les limites de l'empire tendent à se confondre avec celle du monde connu; l'empereur occupe, parmi les hommes, une position analogue à celle du soleil dont dépend la vie et la prospérité du tout. Un nouveau culte mystérique devient nécessaire; il doit permettre d'intégrer dans ses rites et dans son mythe la solidarité de l'empereur avec les puissances cosmiques, celle de ses subordonnés (soldats, fonctionnaires, agents de la prospérité) avec lui-même et entre eux. Tel est le culte de Mithra. L'A. s'attache à montrer les analogies qui permettent d'affirmer sa parenté avec les cultes antérieurs (les mystères de Samothrace et ceux de la Magna Mater); il pense pouvoir en situer l'origine dans un lieu de rencontre entre les Romains et un milieu où la culture perse avait pu diffuser, soit en Cilicie, plus précisément même à Tarse (paragraphes 13-18).

La section suivante (paragraphes 19-25) occupe une fonction stratégique importante dans l'ouvrage; l'A. tente d'y mettre en place l'édifice d'une doctrine que l'on reconstitue essentiellement par l'intermédiaire des images mises en scène dans les mithrea. L'A. recourt à quelques allusions fragmentaires qui laissent soupçonner des emprunts à l'orphisme, puis aux traits distinctifs de l'imagerie permettant d'opposer une figure léontocéphale à celle d'un jeune homme (Eros) ainsi que celle d'un personnage sortant de l'oeuf cosmique (pour l'A., Mithra lui-même), enfin, il s'appuie sur lediscours de l'empereur Julien Au Roi Soleil, pour affirmer que les adeptes du mithraïsme croyaient à l'existence de deux catégories de dieux, les dieux cosmiques et les dieux hypercosmiques. Trois éons (aiônes, selon l'A.), la figure du Léontocéphale, celle du dieu représenté sous la figue d'un beau jeune homme (Eros) et Mithra composent le monde des dieux hypercosmiques. Selon la formule de Plutarque, Mithra est médiateur entre la puissance dévoratrice du Temps (le dieu léontocéphale) homologuée aux ténèbres et à la mort et la puissance de la génération, homologuée à la lumière et à la vie; ces trois dieux hypercosmiques sont la première manifestation, sous la modalité de l'intellect, de l'Un; de ces trois divinités dépend l'organisation du cosmos; le soleil est, dans le monde visible, l'hypostase de Mithra.

Parmi les images qui entourent celle de Mithra sacrifiant le taureau, peut apparaître à une place fixe celle de Cronos endormi contre un rocher; d'autres images représentent une figure anthropomorphe (le dieu Mithra) naissant du rocher. La fécondation du rocher est un thème qui apparaît dans un mythe oriental. A l'appui du récit que Diotime, dans Le Banquet de Platon, fait à Socrate, l'A. suppose que Cronos endormi contemple, dans son rêve, la beauté qui le rend fécond. Un autre emprunt à l'empereur Julien (Au Roi Soleil) le conduit jusqu'à l'hypothèse que, du rêve de Cronos, sont nées les trois divinités hypercosmiques (paragraphes 26-28).

Ainsi le mithraïsme a-t-il introduit, selon l'A., une révolution théologique; inspiré sans doute par la philosophie platonicienne et par l'orphisme, il a permis de fonder les pratiques cultuelles des citoyens romains sur la conception de l'existence de dieux, purement intelligibles, hypercosmiques. "Aussi les cultes à mystères furent profondément réformés par cette découverte : le secret que ces mystères dévoilaient ne concernait plus le mystère de la vie à l'intérieur du cosmos, mais celui des sources de la vie et de la mort qui se trouvaient au-delà de l'univers physique" (p. 82). "Le mithraïsme fut le premier système religieux qui organisa les dieux selon un ordre ontologique et une hiérarchie fondée, à la fois, sur l'astrologie chaldéenne, sur la tradition orphique et sur le platonisme" (p. 83). Parallèlement à cette intégration d'une conception de dieux élevés au-dessus du cosmos qu'ils gouvernent, la conception du rôle des rois, pendant la période hellénistique, et de l'empereur, dans le monde romain, se transforme. Mais ce n'est qu'au cours du IIe siècle de notre ère que l'empereur est représenté au-dessus du cercle du zodiaque; il occupe alors une position analogue à celle des dieux hypercosmiques. "L'empereur devint (à partir de Commode) une image de Mithra sur la terre: il était représenté en seigneur du globe cosmique ou au milieu du zodiaque, comme Mithra, et recevait le titre d'invictus, comme Mithra" (p. 91).

Dans une dernière section (paragraphes 34-42), l'A. examine les emprunts gnostiques aux mystères de Mithra. Des conceptions gnostiques se sont développées dans le monde juif; on y repère notamment la figure d'une puissance qui porte des traits du dieu léontocéphale. Dès lors la conception de dieux hypercosmiques a dû également exercer une influence sur la gnose. Jésus était le porteur de la révélation d'un Dieu nouveau, bon, "étranger", extérieur au monde sensible (l'A. évoque la doctrine de Marcion, dont les Ophites chrétiens se sont inspirés). D'autres éléments permettent de rapprocher la gnose du culte de Mithra : la conception d'un démiurge servant d'intermédiaire entre le dieu inconnu et le monde matériel, les sept portes célestes par lesquelles les âmes effectuent leur remontée vers l'unité divine, dans certaines sectes chrétiennes, l'idée que la vie divine pouvait transiter, de la pensée, par la moelle épinière, jusque dans le sperme, la sublimation de la procréation sexuelle, dont la castration de Cronos est le modèle, en génération spirituelle. Pour l'A., ces différents thèmes puisent à la source du mithraïsme à l'origine de la révélation chrétienne (p. 108-109), précisons, de type gnostique.

Je ne ferai qu'une brève remarque sur le français de l'A. Il s'y trouve certes des erreurs, mais aucune qui nuise à l'intelligibilité du texte. La traduction d'un récit, rapporté par Burkert dans une étude sur Ullikummi (voir références p. 78), aurait sans doute méritée d'être révisée.

Les thèses de l'A. sont fondées sur une connaissance vaste et pointue du mithraïsme et sur des données abondantes (représentations figurées et références textuelles). Ce n'est pas le rôle du critique de se substituer au lecteur, invité, par l'abondance des références, à juger sur pièces la solidité et la pertinence des arguments. Il me paraît toutefois légitime de repérer, dans les thèses, ce qui est problématique. Je regrouperai les questions, de manière synthétique, sous deux chefs.

1. L'idée que le mithraïsme a introduit, dans les pratiques cultuelles et dans les représentations religieuses communes, la conception des dieux hypercosmiques est une construction de l'A. fondée sur des rapprochements entre les représentations figurées et quelques textes, notamment le traité de l'empereur Julien Sur Hélios-Roi (traduction de C. Lacombrade, collection Budé, Paris, 1964). Or ce traité date de l'époque où Julien était empereur, de la fin de l'année 362, c'est-à-dire d'une époque où les mystères de Mithra étaient en forte régression, et cela, pas uniquement à cause des persécutions chrétiennes. En soi, la construction de Mastrocinque a un statut purement hypothétique. Il n'est donc pas possible d'en déduire une influence sur la gnose chrétienne ou de laisser entendre que la figure de Jésus a emprunté ses traits à celle de Mithra.

La littérature de Qumrân, élaborée, selon les hypothèses les plus vraisemblables, principalement au cours des deux derniers siècles a. C., comporte des thèmes dans lesquels la gnose juive puis chrétienne ont puisé. Les rapports de la figure de Jésus à l'histoire sont plus complexes que ce que l'A. laisse supposer. Il n'est pas sûr qu'elle soit une pure construction mythique, comme l'est Mithra. C'est justement l'historicité du personnage que les premiers Pères de l'Eglise se sont efforcés de défendre contre la gnose (il s'agit d'un thème central dans l'oeuvre d'Irénée de Lyon). Il paraît plus probable que les différents cultes mystériques, dont les cultes chrétiens, ont emprunté les uns aux autres et se sont inspirés de conceptions platoniciennes vulgarisées, plutôt que de supposer une influence à sens unique à partir du mithraïsme. De ce point de vue, le titre de l'ouvrage n'est pas très heureux; il met en avant un des aspects les plus fragiles des thèses de l'A. Un auteur a pu suggérer que les repas de communion dans le culte de Mithra dérivaient du rite du repas chrétien, qui pourrait lui-même être inspiré d'un rite essénien!

2. Les documents du mithraïsme reposent essentiellement sur des représentations figurées associables à deux rituels : un rituel d'initiation organisé en sept grades, et la participation à un repas de communion à la suite d'un sacrifice. Dans le culte, l'efficacité symbolique, créatrice de solidarité, des rites et des images paraît avoir plus d'importance que l'élaboration d'une doctrine savante. Il n'est pas sûr que les adeptes regroupés en petites confréries aient éprouvé le besoin d'une représentation du monde complexe. Il n'est pas sûr non plus que le salut individuel de l'âme y ait joué un rôle important; il semble que l'essentiel était de participer à la fécondité solaire et de lutter contre le désordre en ayant conscience de jouer un rôle dans la mise en place d'un monde organisé (d'un cosmos). La figure centrale du culte romain, Mithra maîtrisant et sacrifiant le taureau, que Mastrocinque paraît refouler à l'arrière-plan, suggère son affinité avec les héros civilisateurs plus qu'avec un dieu suprême. S'est-il agi pour les Romains, dans leur progression vers le Nord-Est, vers l'horizon du soleil levant au solstice de l'été, à l'époque où son feu risque de devenir destructeur, de placer leurs conquêtes sous le signe d'une action civilisatrice en empruntant aux Perses eux-mêmes la figure, héroïsée, du dieu des contrats et de la mesure?

Ce sont là des questions qui ne devraient pas dispenser d'écouter Mastrocinque dans le détail de ses arguments.

Sommaire
Préface
Mithra un dieu des étrangers ou des Romains? (9-12)
Les empereurs romains et le mithraïsme (13-23)
La nature civique des mystères (24-29)
Les Romains et les mystères (30-38)
Les mystères de Mithra et l'Anatolie (39-45)
Le dieu léontocéphale de Tarse et le mithraïsme (46-56)
Les trois Aiônes du mithraïsme (57-73)
La naissance de Mithra (74-81)
Les dieux hypercosmiques et les empereurs (82-91)
Les emprunts gnostiques aux mystères de Mithra (92-114)
Abréviations (115-116)
Bibliographie (117-119)
Index (121-128)
Figures (= Planches) (15)

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