Thursday, November 10, 2011

2011.11.22

Sandra Citroni Marchetti, La scienza della natura per un intellettuale romano: studi su Plinio il Vecchio. Biblioteca di Materiali e discussioni per l'analisi dei testi classici, 22. Pisa; Roma: Fabrizio Serra editore, 2011. Pp. 302. ISBN 9788862273251. € 68.00 (pb).

Reviewed by Valérie Naas, Université Paris-Sorbonne (valerie.naas@paris-sorbonne.fr)

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Table of Contents

Dans cet ouvrage, S. Citroni Marchetti met sa vaste et profonde connaissance des textes antiques au service de la compréhension d'un auteur, Pline l'Ancien, qu'elle inscrit dans un contexte et une tradition. C'est déjà la perspective qu'elle avait adoptée dans son précédent ouvrage consacré à Pline, Plinio il Vecchio e la tradizione del moralismo romano (Pise, 1991). L'auteur y montrait que l'Histoire naturelle est traversée par une vision morale et partage l'idéologie impériale. Ce livre a beaucoup contribué au renouveau des études pliniennes, voyant en Pline non plus une source sur tel point précis, mais un « témoin de son temps ».1 Peu d'œuvres ont connu dans leur postérité des revirements aussi complets que l'Histoire naturelle, qui passa du statut d'autorité incontestée sur le savoir pendant des siècles à celui d'accumulation désordonnée de notices peu fiables. Depuis la fin du XXè siècle, elle fait l'objet d'une réhabilitation qui montre sa cohérence structurelle, thématique et idéologique: l'Histoire naturelle s'avère un inventaire, présidé par le moralisme et l'éloge de la nature, de tout ce que compte l'Empire, et contribue ainsi à la gloire de Rome. Cette perspective a été ouverte par Sandra Citroni Marchetti et Mary Beagon, et suivie par de nombreuses monographies qui montrent comment les idées politiques, morales, culturelles de Pline influencent sa conception du savoir, sa sélection et sa présentation des informations. Dans cette ligne s'inscrit le récent volume Pliny the Elder. Visions and Context.2

Dans ce nouvel ouvrage, S. Citroni Marchetti élargit et complète sa réflexion sur Pline en inscrivant son œuvre dans toute la tradition culturelle à laquelle appartient ce haut fonctionnaire et cet intellectuel, et qui nourrit sa « scienza della natura ».Avec une remarquable acuité, l'auteur met toujours cette vue d'ensemble au service du texte : elle montre ainsi comment les traditions culturelles permettent de comprendre à la fois l'idéologie générale de l'œuvre, mais aussi des passages précis. C'est dans le même esprit que S. Citroni Marchetti éclairait l'évolution de la notion d'amitié, entre Cicéron et Ovide, par les changements intervenus dans la société romaine.3

L'ouvrage se compose de douze chapitres. Trois sont inédits (I, XI et XII), les autres, déjà publiés entre 2003 et 2008, ont été réélaborés et en partie récrits. Une bibliographie et un index des passages des auteurs antiques complètent le livre.

Dans le chapitre I, Autore e materia enciclopedica. Per un'introduzione, S. Citroni Marchetti déduit de l'admiration de Pline pour une plante que l'Histoire naturelle comporte une subjectivité qui reproduit la sensibilité et les conceptions d'un certain milieu. Ainsi est posée la thèse de l'auteur, qui étudie ensuite deux aspects de cette subjectivité : les modèles de relation, auxquels Pline se réfère, entre un intellectuel et les figures du pouvoir, et l'image stylisée et idéalisée qui nous est donnée de l'auteur dans la préface de l'œuvre et dans la lettre 3. 5 de Pline le Jeune sur son oncle.

Le chapitre II, La veglia e il dipinto. Modelli culturali per un programma di laboriosità, met en relation les notions d'utilité et de travail avec le programme politique des Flaviens : en témoignent la préface de l'Histoire naturelle, dédiée à Titus, et la lettre 3. 5 de Pline le Jeune décrivant son oncle comme un acharné du travail qui dort le moins possible. S. Citroni Marchetti retrace alors la tradition de ce topos du travail nocturne de l'homme de culture, pour en souligner la spécificité plinienne, sa dimension politique : occupé le jour par ses responsabilités de haut fonctionnaire auprès de l'empereur, Pline prolonge son devoir la nuit, en rassemblant le savoir pour les Flaviens, pour ses contemporains et pour la postérité (sur cette notion de service, on peut ajouter la comparaison avec Vitruve4). L'auteur montre alors avec beaucoup de perspicacité que les trois aspects du thème de la veille chez Pline se trouvent déjà chez Platon : prolonger pendant la nuit le travail diurne ; limiter le sommeil aux nécessités vitales ; considérer seul le temps de veille comme réellement vécu. Mais S. Citroni Marchetti souligne aussi la différence entre Pline et Platon : ce motif se rattache également chez Pline à une autre tradition, celle du travail des paysans, à la fois expérience humaine concrète décrite dans le livre XVIII et motif littéraire. Et les agriculteurs font précisément partie de l'humile uulgus idéalisé auquel Pline destine son œuvre. Par ailleurs, Platon et Pline invoquent le tableau inachevé des peintres comme image de l'œuvre à laquelle eux-mêmes travaillent.

Le chapitre III, Passione di lettura, e di scrittura étudie les thèmes de la préface relatifs à la lecture et à l'écriture, qui apparaissent comme obsessionnels. S. Citroni Marchetti les complète par le témoignage de Pline le Jeune (3. 5) sur la manière de travailler de son oncle--lectures et prise de notes, constitution de commentarii--et les éclaire en retraçant leur tradition littéraire. Par exemple, l'insistance de Pline sur les annotations, la constitution d'une mémoire, fait écho au Phèdre de Platon.

Le chapitre IV, Le scelte di un intellettuale, montre que les références culturelles de Pline se concentrent à l'époque d'Isocrate et de Platon, et à celle de Cicéron. La démonstration porte, dans le domaine de l'écriture, notamment sur l'histoire, sur le choix entre l'utile et l'agréable, sur la rhétorique. Ainsi, tout en excluant un traitement rhétorique de sa matière, qui la rende agréable, Pline récupère une tradition rhétorique, présente chez les trois auteurs cités, qui prétend rendre nouveau et différent tout sujet.

Le chapitre V dresse un portrait de L'autore come personaggio à partir de témoignages sur Pline l'Ancien (lettres de Pline le Jeune) et de l'image que l'auteur donne de lui-même dans la préface (serviteur loyal des Flaviens, soldat, historien, érudit) et dans des passages de l'œuvre où il invoque son témoignage visuel et son expérience. Ces éléments sont aussi inscrits dans une tradition littéraire qui en marque le sens.

Le chapitre VI, Plinio, Anassagora e le pietre cadute dal sole, présente une discussion cosmologique et philosophique à partir de la question des pierres qui tombent du ciel. Pline aborde ce sujet en se référant au témoignage d'Anaxagore. Après avoir examiné plusieurs textes antiques sur ce sujet, S. Citroni Marchetti estime que Pline n'a pas une connaissance directe d'Anaxagore, mais qu'il partage la doxographie répandue à son époque, dont elle détaille plusieurs éléments. Elle développe ensuite une comparaison entre Pline et Anaxagore et souligne notamment leur opposition comme personnage porteur de certaines valeurs.

Le chapitre VII, Policrate di Samo e la felicità, examine la riche tradition littéraire où se situe Pline lorsqu'il reprend l'anecdote de l'anneau de Polycrate, tyran de Samos, récit qui se prête à une réflexion sur le bonheur. Or les textes de l'Histoire naturelle sur le bonheur ne parlent pas de Polycrate. Ce récit se trouve dans l'historique des anneaux, ce qui en modifie la signification : il sert à 'historiciser' une catégorie d'objets.

Le chapitre VIII, La rappresentazione del denaro, étudie et met en contexte le discours de Pline sur l'argent et sur deux thèmes annexes, le commerce et les objets de luxe. L'originalité de la démarche consiste ici à suivre l'ordre des livres de l'Histoire naturelle, en montrant la part croissante de ce sujet, depuis la cosmologie (livre II) où il est absent jusqu'aux pierres précieuses (livre XXXVII) où il est omniprésent. S. Citroni Marchetti en déduit un changement dans le principe directeur de l'œuvre : il ne s'agit plus de connaître la nature, mais de l'évaluer, tant l'économie s'est avérée centrale au fil des trente-sept livres.

Le court chapitre IX, L'amore innocente del delfino, s'interroge sur l'amitié entre l'homme et le dauphin dans quatre anecdotes sélectionnées par Pline au sein d'une riche tradition littéraire sur ce thème, que S. Citroni Marchetti met en perspective.

Le chapitre X, Tiberio Gracco, Cornelia e i due serpenti, porte sur une anecdote fameuse, l'apparition de deux serpents à la naissance de Caius Gracchus, qui fut analysée comme un présage de la mort de son père ou de sa mère. S. Citroni Marchetti compare différentes versions de ce récit (Pline, Cicéron, Valère Maxime, Plutarque). Elargissant sa perspective, elle montre qu'il s'agit aussi d'un motif diffus dans le folklore, en Afrique et en Europe, qui emprunte à deux traditions : le thème de l'apparition des serpents, transmis par Valère Maxime au Moyen Age, et celui du sacrifice pour l'époux (Alceste pour Admète). S. Citroni Marchetti étudie ensuite le motif de l'apparition et de l'élimination de deux serpents dans la mythologie. Elle revient alors à Pline, et met en rapport toute cette tradition avec une coutume rapportée dans l'Histoire naturelle (et par d'autres auteurs) au sujet des Psilles, peuple africain, qui vérifie la légitimité des nouveaux-nés en les mettant à l'épreuve de serpents. S. Citroni Marchetti finit sur l'analyse des rapports homme-femme à travers l'anecdote de départ, en montrant que « la presenza dei serpenti catalizza aspetti della dialettica fra i sessi », chaque auteur y apportant sa sensibilité et sa vision de la société (chez Pline, l'importance de rei publicae consulere, position morale héritée notamment de Cicéron).

Le long chapitre XI, Uno spettacolo con elefanti, part des jeux organisés pour l'inauguration du théâtre de Pompée en 55 BC, où furent exhibés des éléphants. S. Citroni Marchetti éclaire les différents témoignages (Pline, Cicéron, Sénèque, Dion Cassius) par le contexte politique et les idées philosophiques et morales des auteurs (sur les spectacles, l'otium, le pouvoir), ainsi que par d'autres représentations de l'éléphant dans la littérature antique. Elle lit également ces textes comme une réflexion sur le pouvoir, sur les guerres civiles, que chaque auteur exprime à travers les réactions des spectateurs face à la souffrance des animaux. Ainsi Sénèque donne un message philosophique, alors que Pline transmet des valeurs civiques et politiques. Et l'on peut voir dans ces spectacles une anticipation des guerres civiles.

Le dernier chapitre, Guardare il mondo, descriverlo, agire in esso. Per una conclusione, s'intéresse au rapport entre l'homme et l'animal, qui sert souvent à souligner la faiblesse du premier. Après avoir situé Pline par rapport à la tradition philosophique grecque sur ce thème, S. Citroni Marchetti en fait le maillon d'une vaste chaîne de réflexion, et montre en particulier que la pensée de Pline nourrit celle d'Erasme.

Les études pliniennes, qui refleurissent depuis quelques décennies, s'attachent à rendre compte de l'œuvre en la prenant dans sa globalité et en l'inscrivant dans son temps. Au sein même de ce renouveau, S. Citroni Marchetti apporte une perspective originale et très enrichissante, en situant Pline dans de multiples traditions culturelles et littéraires. Grâce à sa profonde connaissance de la littérature antique, elle éclaire à la fois le sens global de l'Histoire naturelle et approfondit la compréhension de passages précis. Sa réflexion a le grand mérite d'associer une vision d'ensemble de la culture et une analyse de détail. Il en ressort une conception beaucoup plus dense de l'Histoire naturelle et un portrait plus complet de Pline : le haut fonctionnaire grand défenseur de l'idéologie impériale et du mos maiorum s'avère aussi un intellectuel formé à la culture grecque du IVè s. et de l'époque de Cicéron. Cet ouvrage instruira aussi bien les spécialistes de Pline l'Ancien que tous ceux qui s'intéressent au monde antique.



Notes:


1.   J. Pigeaud et J. Oroz (éd.), Pline l'Ancien, témoin de son temps, 1987.
2.   R. K. Gibson et R. Morello (éd.), 2011.
3.   S. Citroni Marchetti, Amicizia e Potere nelle Lettere di Cicerone e nelle Elegie Ovidiane dell'Esilio, 2000 (Cf BMCR 2001.10.25).
4.   H. Gertman et J. J. De Jong (éd.), 'Munus non ingratum', Proceeding of the International Symposium on Vitruvius' De Architectura and the Hellenistic and Republican Architecture, 1989.

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