Thursday, August 26, 2010

2010.08.68

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Cristina Carusi, Il sale nel mondo greco, VI a.C.-III d.C.: luoghi di produzione, circolazione commerciale, regimi di sfruttamento nel contesto del Mediterraneo antico. Pragmateiai; 15. Bari: Edipuglia, 2008. Pp. 325. ISBN 9788872285428. €40.00.
Reviewed by Vincent Jolivet, Centre national de la recherche scientifique -- UMR8546, Paris

Avant de devenir un problème de santé majeur pour les populations des pays (trop) développés, le sel a joué, dès la Préhistoire, un rôle essentiel dans le système alimentaire de l'homme. Cristina Carusi souligne d'emblée (p. 7) que les études qui le concernent ont connu récemment un développement beaucoup plus important pour les périodes médiévale et moderne (orientation bibliographique aux notes 3-4) que pour l'Antiquité. Son livre se présente donc comme la première monographie moderne relative au sel dans le monde grec, du VIe siècle av. J.-C. au IIIe siècle ap. J.-C. Il vient particulièrement à point, compte tenu de l'importance du sujet en termes d'histoire économique, d'autant qu'il concerne un cadre topographique et chronologique beaucoup plus large que ne le laisserait supposer son titre : abordant des questions relatives à tout le bassin méditerranéen, et au-del à (la mer Noire), ainsi qu' à une période comprise entre la Pré- ou la Protohistoire (voir p. 41-43, 89-91 ou 98-99, p. ex.) et le VIIe siècle ap. J.-C. (p. 66), il ne néglige pas, de loin en loin, l'éclairage offert par l'anthropologie ou l'ethnographie, par les récits de voyages des XVIIe -XVIIIe siècles, voire par des témoignages beaucoup plus récents encore.

Le corps du livre se compose de quatre principaux chapitres, efficacement résumés aux p. 10-11 : sel et sources antiques ; lieux de production du sel en Méditerranée ; approvisionnement et circulation dans le monde grec ; modes d'exploitation dans le monde grec.

Le premier chapitre (p. 15-43) consiste en un inventaire très détaillé, au travers des sources grecques et latines des principales mentions du sel, dont différents textes permettent de saisir la valeur tant concrète que symbolique, si importante qu'on le tenait pour l'un des traits distinctifs de l'homme civilisé par rapport au barbare (p. 22). Même si la facilité à se le procurer en faisait une denrée peu estimée, son importance transparaît au travers des sources qui montrent qu'il répondait alors à une gamme de besoins très diversifiés : condiment, agent de conservation des aliments, de préparation des salaisons -- poissons ou sauces de poisson -- ou encore pour la nourriture des esclaves et du bétail, la préparation de la pourpre, la métallurgie, les soins médicaux apportés aux hommes et aux bêtes... Son importance était donc cruciale dans le commerce à moyenne ou longue distance, dans toute la Méditerranée, d'un certain nombre d'aliments. L'auteur distingue quatre modes différents d'exploitation du sel, pouvant aller de l'échelle privée à celle d'installations de type industriel : dépôts naturels, salines artificielles (l'idée répandue selon laquelle, dotées de plusieurs vasques, elles auraient été introduites sur le littoral méditerranéen par les Arabes, est réfutée à la p. 37), sel gemme de l'arrière pays, ainsi que les rares exemples (on quitte ici le domaine des sources littéraires), dont les plus anciens remontent au Néolithique, de briquetages, récipients en terre cuite brisés après cristallisation du sel, qui devaient avoir valeur de monnaie d'échange pour les biens de prestige, mais qui paraissent avoir entièrement disparu à l'époque historique (p. 41-43).

Le deuxième chapitre, le plus nourri (p. 45-148), est un catalogue des lieux de production antiques connus du sel, subdivisé en quinze parties dont la première est une réflexion méthodologique sur l'usage des sources : l'auteur insiste sur la difficulté à distinguer gisements naturels et sites d'exploitation artificielle, et sur le caractère hautement périssable d'installations toujours légères (un ou plusieurs bassins, quelques canaux et, dans certains cas, un dispositif spécifique de levage de l'eau, le tympanum décrit par Vitruve, ici p. 35) situées le long du littoral, c'est-à-dire dans des zones dont les contours ont été partout affectés de manière importante depuis l'Antiquité. Lagunes et lacs côtiers offraient en effet les meilleures conditions pour la production du sel, et ont été souvent le siège d'ateliers de production de salaisons : difficile de dire, dans ces conditions, si c'est la disponibilité en sel ou la richesse en poisson qui ont décidé de l'implantation de ces ateliers, tant ces différentes ressources halieutiques, précisément, sont imbriquées et attestées sur les mêmes sites. Les quatorze autres parties nous entraînent dans une circumnavigation qui, au départ de l'Attique, touche notamment la mer Noire, l'Égypte et la péninsule ibérique avant de nous ramener à notre point de départ avec la péninsule italienne (le développement spécifique consacré à Rome est approfondi aux p. 199-202 ; on notera qu'en différents points de la péninsule, le sel est associé plus ou moins directement à Hercule, p. 138, 140, 142) 1, pour finir avec la côte adriatique. L'auteur convoque à cet effet un nombre impressionnant de sources littéraires, épigraphiques, papyrologiques, juridiques, archéologiques, toponymiques ou paléo-environnementales qui, dans leur diversité et leur hétérogénéité, permettent de prendre la mesure de la complexité de l'étude. On ne peut donc s'attendre à un exposé uniforme pour ces différents secteurs géographiques, et les données sont présentées ici sous forme de paragraphes successifs (a, b, c...), selon un ordre qui peut parfois déconcerter le lecteur -- un sous-titre pour chacune d'entre elles eût permis d'organiser plus clairement le corpus, et de mieux repérer les thèmes traités.

Avec le troisième chapitre (p. 149-188), le cercle se resserre sur le monde grec. L'auteur étudie d'abord les besoins en sel des communautés grecques au travers de tentatives de quantification qui s'avèrent assez aléatoires. Ces besoins ont déterminé différentes stratégies d'approvisionnement, ici plus spécifiquement étudiées au travers de deux cas, celui de l'Attique, où le sel n'est pas un élément central du débat politique, et celui de la Macédoine, où il le devint dès lors que Paul Émile en interdit l'importation après Pydna, sans doute dans le but de ralentir la production de l'or et de faire obstacle au déplacement des personnes. Suivent trois aspects plus techniques : la valeur économique réduite du sel dont les sources montrent notamment qu'il était beaucoup moins cher que le blé (7,5 fois moins à Athènes en 295 av. J.-C., p. 163) ; son mode de mesure au volume, et non au poids, et les questions de transport pour lesquels son poids, en regard de sa valeur marchande, constituait un handicap important, qui explique que l'on ait surtout cherché à utiliser les ressources locales -- même si nous savons (p. 167) que certains navires en étaient exclusivement chargés ; la circulation et le commerce, avec une attention particulière pour le trafic vers l'arrière-pays, notamment en Thrace, et la question des sels DOC, comme on dirait aujourd'hui, en raison des vertus qu'on leur prêtait, qui ont fréquemment été exportés, mais en faibles quantités. Le chapitre se clôt par une brève étude de la circulation des salaisons dont la production implique la disponibilité de quantités importantes de sel, même s'il n'est pas obligatoire que celui-ci ait été, tout ou partie, collecté ou produit sur place.

Le quatrième chapitre (p. 189-246) regroupe les données en fonction de trois situations géopolitiques bien distinctes : celle des cités grecques de l'époque archaïque à l'époque hellénistique, des royaumes hellénistiques, et du monde grec dans le système des provinces romaines. Rien ne permet d'établir que les premières aient exercé un contrôle étatique sur les ressources en sel du littoral, même si son exploitation a pu faire l'objet de taxes ; de surcroît, la plupart des documents pointe vers un contrôle des salines par les associations religieuses ou les grands sanctuaires – l'Artémision d'Éphèse ou le temple d'Athéna Poliade a Priène, par exemple. À l'intérieur de l'immense aire géographique couverte par les royaumes hellénistiques, conçus comme la propriété personnelle du roi, et particulièrement bien illustrée par le corpus papyrologique de l'Égypte (étude approfondie de la halikè, la taxe sur le sel du régime ptolémaïque, aux p. 214-222), la diversité des sources et des situations défie l'analyse mais confirme l'absence de tutelle étatique directe sur le commerce du sel. L'époque de la domination romaine présente la même diversité, en dépit de la tentative des compagnies de publicains de s'emparer des salines contrôlées jusqu'alors par les grands sanctuaires ; l'idée d'un monopole étatique, contenue dans le codex Iustinianus, ne semble être apparue qu'à l'initiative d'Honorius et d'Arcadius (p. 242) 2. Le chapitre s'achève par une étude spécifique de la question du garum sociorum, à propos duquel l'auteur réfute l'hypothèse d'un contrôle de cette production, dans toute la péninsule ibérique, par une societas publicanorum, même s'il n'est pas exclu que le peuple romain y ait possédé une partie des grandes salines.

Pour qui n'aura pas eu le loisir de lire tout l'ouvrage, le cinquième chapitre (p. 247-253), qui forme sa conclusion, représente un véritable tour de force compte tenu de l'ampleur de la documentation : en renouant tous les fils suivis dans les quatre chapitres précédents avec une grande rigueur, mais sans évacuer les zones d'ombre, l'auteur y expose clairement et succinctement les résultats de son enquête, ses incertitudes, et les perspectives de recherche futures dans ce domaine.

L'ouvrage est complété par un chapitre comportant le texte et la traduction (qu'on aurait préféré trouver en vis-à-vis) de l'excursus de Pline (31.73-105) relatif au sel, d'après l'édition Einaudi, en partie dérivé d'un ouvrage perdu de Théophraste. Suivent une liste des abréviations, une bibliographie de plus de 20 pages et trois index : des auteurs anciens (9 pages, pour plus de 120 auteurs) ou de sources documentaires (4 pages), des noms propres et des noms de lieux (7 pages), enfin, des matières (comportant peu de termes, mais soigneusement détaillés en fonction de la région géographique concernée). Enfin, 17 figures en noir et blanc sont regroupées sur 11 pages en fin de volume.

Comme on l'a vu, l'ampleur et la diversité de la documentation ici rassemblée force l'admiration, d'autant que l'auteur combine érudition philologique, clarté d'exposition et prudence dans les hypothèses. Tous les passages d'auteurs anciens sont cités en langue originale et, dans la quasi-totalité des cas, en traduction, souvent à partir d'éditions antérieures opportunément révisées par l'auteur. L'intérêt du volume, servi par un très riche appareil de notes, dépasse donc très largement la question du sel, au prisme duquel sont réexaminées des questions relevant de l'histoire, de l'économie, de la topographie, du droit ou de l'archéologie.

Le parent pauvre de ce riche volume est, indiscutablement, son illustration. Exclusivement topographique, elle a été élaborée par l'auteur à partir de plans antérieurs de qualité inégale, parfois retravaillés de manière très judicieuse, comme c'est le cas pour les fig. 1-2 qui localisent tous les sites mentionnés dans le texte et font office d'index, en indiquant les paragraphes où l'auteur en traite. Est-ce un hasard ? Alors que ces cartes sont souvent fondamentales pour suivre son raisonnement, leur renvoi est donné en note, et non dans le texte, où elles auraient pourtant eu toute leur place, risquant ainsi de passer inaperçues. Dans le même registre, le lecteur aurait aimé trouver également dans ce volume quelques plans de sites de production connus, ou différents dessins d'amphores réputées avoir contenu du garum ou des salaisons 3 – citées à plusieurs reprises dans le texte (p. 114, 120, 125, 134, 167, 183, 244 ; cf. aussi les pithoi mentionnés p. 72), celles-ci ne figurent malheureusement pas dans l'index des cose notevoli.

Ces réserves mineures, qui reflètent aussi des choix scientifiques et éditoriaux parfaitement justifiables, ne retirent rien à la qualité du volume. Pour avoir poussé aussi loin que possible l'analyse en permettant au non-spécialiste de comprendre l'intérêt et les implications de l'étude du sel, tout en rectifiant au passage différents anachronismes ou idées reçues, on peut affirmer, cum grano salis, que Cristina Carusi a bien mérité du club très fermé des halologues.



Notes:


1.   Pour la Sardaigne, voir maintenant l'article richement illustré de A. R. Ghiotto, La produzione e il commercio di sale marino nella Sardegna romana, Sardinia, Corsica et Baleares antiquae 6, 2008, p. 83-95.
2.   Sur cette période, en dernier lieu, A. Pikulska, Un impôt sur la consommation du sel dans la République romaine ?, Revue Internationale des Droits Antiques 55, 2008, p. 365-371.
3.   Sur cette activité, voir, en tout dernier lieu, E. Botte, Salaisons et sauces de poissons en Italie du Sud et en Sicile durant l'Antiquité, Naples, 2009.

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