Sunday, June 10, 2012

2012.06.17

Mathias Eicks, Liebe und Lyrik: zur Funktion des erotischen Diskurses in Horazens erster Odensammlung. Beiträge zur Altertumskunde, Bd 291. Berlin; Boston: De Gruyter, 2011. Pp. x, 376. ISBN 9783110238945. $165.00.

Reviewed by Johanne Lévy, Lyon HiSoMA-CEROR (CNRS UMR 5189) (johlevy@gmail.com)

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Cet ouvrage est la version retravaillée pour publication de la thèse de doctorat de Mathias Eicks, soutenue à l'Université de Giessen pendant l'année universitaire 2007-2008. Il porte sur les trois premiers livres d'Odes d'Horace, soit un corpus de 88 poèmes publiés en 23 avant Jésus-Christ. Il est divisé en 6 chapitres suivis par une bibliographie de 11 pages (elle-même composée de deux sections traditionnelles : éditions et traductions des textes antiques d'une part, littérature secondaire d'autre part) et par un index locorum de 12 pages. Tous deux sont utiles et exhaustifs puisqu'on y retrouve les références de tous les ouvrages antiques ou modernes cités ou mentionnés en cours d'étude.

Le chapitre 1 constitue l'introduction de l'ouvrage, en deux temps principaux qui permettent au lecteur de prendre la mesure des intentions de l'auteur, du vide bibliographique qu'il se propose de combler et de la méthode qu'il compte mettre en œuvre pour y parvenir.

M. Eicks part d'une observation empruntée aux travaux de V. Pöschl,1 qui considère les trois premiers livres des Odes comme un tout dont les critiques doivent apprendre à examiner les éléments distincts en montrant comment chacun se rapporte à l'ensemble. L'objet de l'étude est donc la composition du recueil lyrique et les relations entre poèmes isolés d'une part, entre chaque poème et collection achevée de l'autre : l'enquête vise à mettre en évidence les micro- et macrostructure du recueil. Le second constat de l'auteur est d'ordre thématique : la bibliographie critique sur les Odes tend à sous-estimer la part du thème amoureux, souvent considéré comme secondaire et subordonné aux sujets plus graves et importants que seraient, par exemple, la célébration de Rome et du princeps.

M. Eicks place son ouvrage à l'intersection de ces deux questions en se fixant pour but de remettre le thème amoureux au centre de l'étude des livres I à III des Odes et notamment de leur structure – place qui, selon lui, lui est pleinement due. Pour ce faire, il lui faut repérer les grands éléments et principes de composition du recueil et les relier aux intentions du poète et aux stratégies littéraires à l'œuvre dans l'élaboration des livres concernés. Une analyse inspirée notamment des travaux de J. Link,2 lui-même influencé par M. Foucault, sous-tend le tout et vise à mettre en évidence le rôle discursif et interdiscursif du thème amoureux dans le recueil lyrique. Un état très sélectif de la question, centré sur la recherche récente (seconde moitié du XXe siècle, en particulier années 80 et 90) en langues allemande et anglaise, permet à l'auteur d'adopter une position scientifique claire par rapport à ses prédécesseurs ; il s'inscrit dans la lignée critique qui étudie la structure narrative et discursive des Odes en dégageant leurs grands principes d'organisation, tendance qui lui semble s'incarner particulièrement dans cinq travaux récents3 dont sont ici présentés les grands principes méthodologiques, les résultats essentiels et les éléments discutables.

Pour remplir les trois objectifs qui découlent de ces deux constats de départ (examen des relations entre les poèmes amoureux ; étude de l'articulation entre le thème amoureux et les autres thèmes des Odes ; mise en évidence de l'organisation de ces thèmes apparemment disparates au sein d'un ensemble minutieusement ordonné), M. Eicks suit un plan progressif qui lui permet à la fois d'analyser en détail des poèmes ou groupes de poèmes choisis et de tirer de ces analyses des conclusions assez solides et éclairantes pour être appliquées à la collection entière.

Le chapitre 2 est consacré aux odes III, 26-28, dont l'unité thématique amoureuse et la place presque finale au sein de la collection signent le caractère paradigmatique. Chaque poème fait l'objet d'un commentaire précis et d'une interprétation minutieuse : M. Eicks en dégage les mouvements en résumant leur contenu, examine la place qu'y tient le « je » lyrique, cherche à en éclairer les vers les plus obscurs, met en évidence leur intertextualité avec d'autres textes antiques (y compris dans la même collection), y repère les figures de style, la reprise et les variations des thèmes principaux, les modèles formels, les motifs et images essentiels et en caractérise le ton général. L'étude de détail met en valeur les principes de composition à l'œuvre dans ce petit groupe dont les trois temps, lisibles à la fois en dia- et en synchronie, correspondent à trois étapes de l'expérience amoureuse mais aussi de l'adieu à la poésie amoureuse.

Le chapitre 3 est consacré aux odes I, 1-9 : il s'agit de vérifier si les principes de composition observés à la fin de la collection sont également repérables en son début. Bien que tous ces poèmes ne soient pas amoureux, M. Eicks les considère néanmoins comme unis par ce thème qui y apparaît toujours sous forme plus ou moins explicite. L'étude isolée ou groupée de ces textes et de leurs liens narratifs, thématiques, poétiques et discursifs met en évidence une stratégie littéraire qui consiste, à l'image de l'évolution de la figure de Vénus dans la triade I, 2-4, à remplacer progressivement le discours sur la sphère publique par un discours sur la sphère privée (incarnée par la thématique amoureuse), caractéristique de la posture lyrique. Le poète se présente comme un homme d'expérience prêt à délivrer ses connaissances et à conseiller le lecteur. Enfin, le discours lyrique est profondément « réintégrant » en ce qu'il insère en réalité dans son champ poétique ce qu'il feint d'en exclure à l'occasion des recusationes (I, 6-8), à savoir les exploits guerriers chantés sous forme épique.

Le chapitre 4 étend les investigations aux groupes I, 13-17 et III, 7-12. Le transfert de la sphère publique/épique vers la sphère privée/lyrique, incarné en I, 13-17 par le personnage d'Hélène, se double ici d'un principe majeur de composition narrative qui consiste à mettre en place une tension ou un problème développé en quelques poèmes jusqu'à son acmé puis, dans les textes suivants, à y apporter une détente et une solution progressives. Le motif de l'antithèse entre scénarios heureux et malheureux est donc récurrent dans la disposition des poèmes, ce que M. Eicks rapproche des arts visuels contemporains d'Horace.4 Des expériences amoureuses exemplaires, dans lesquelles le locuteur est généralement impliqué, sont arrangées symétriquement autour des interventions centrales (I, 15) ou extrêmes (III, 7 et 12) d'un observateur neutre donneur de conseils. L'intention de composition est claire : pour passer du pôle positif au pôle négatif (ou inversement) de l'expérience amoureuse, il faut franchir tous les degrés intermédiaires. La concentration de poèmes amoureux au début et à la fin du recueil prouve par ailleurs que l'amour est le lieu naturel de développement de la parole lyrique, le cadre qui entoure les autres discours, la grotte qui contient tout le reste.

Le chapitre 5 est consacré à l'étude des liens entre les différents thèmes autour de quatre motifs distincts : le salut et la reconnaissance du locuteur, la figure du conseiller, l'image de la grotte et la métaphore de l'eau. Par l'étude et la comparaison de poèmes choisis tout au long de la collection, M. Eicks définit ces quatre éléments comme des instruments majeurs de l'articulation entre les thématiques : l'expérience amoureuse est une expérience de danger utile dans tous les autres domaines de la vie ; elle donne au poète une légitimité de conseiller applicable dans d'autres contextes, jusqu'à devenir celui du princeps lui-même ; l'image stratégique de la grotte est une métaphore de la poésie lyrique et du thème amoureux eux-mêmes, donc de l'autonomie créatrice du poète libre de tenir un discours indépendant dès lors qu'il touche à la sphère privée qui fait sa spécificité ; enfin, l'image de l'eau, symbole de la condition humaine, lui permet de présenter la poésie lyrique comme spécialiste de la maîtrise de toutes sortes de crises.

Le chapitre 6 est une longue conclusion où M. Eicks reprend, synthétise et prolonge les principaux résultats de sa vaste étude. Le thème amoureux est central dans la poésie lyrique d'Horace en ce qu'il garantit au poète l'indépendance de sa parole, l'autorise à se présenter comme homme d'expérience et conseiller légitime pour la sphère privée ; c'est un élément essentiel de la stratégie discursive « réintégrante » qui consiste à inclure le grand dans le petit, la politique augustéenne dans le programme lyrique fondamentalement amoureux du poète. Il est aussi un paradigme de tous les autres thèmes : c'est par son expérience amoureuse que le poète devient praeceptor vitae, parce que les crises amoureuses se reflètent dans tous les autres domaines (par exemple dans les crises politiques). Il est également paradigmatique des procédés de composition de la collection ; il encadre les autres discours, leur impose ses motifs, images et métaphores récurrents et son principe majeur d'organisation : l'antithèse entre la montée d'une tension et la résolution progressive du problème qu'elle représente. Enfin, il est le lieu de la mise en scène du poète lyrique par lui-même comme locuteur maître de son discours et de sa propre stratégie littéraire. Cette conclusion s'achève sur l'étude de la relation entre la poésie lyrique et le princeps : après la fin des guerres civiles du Ier siècle, la double analogie présente dans le recueil entre Mercure et Auguste d'une part, Mercure et la poésie lyrique de l'autre permet à M. Eicks, en lecture tabulaire, de mettre en évidence la peinture par Horace de la poésie lyrique comme sauveur de Rome elle-même.

Ce riche travail est extrêmement inspirant, tant par sa méthode que par les résultats obtenus. Etayé par des analyses d'une grande précision et d'une exigeante rigueur, il apporte une pierre essentielle à la vaste question, actuellement (et probablement pour longtemps) très débattue, de la composition des recueils antiques de poésie brève. Il démontre de manière brillante et convaincante que, dans le cas des Odes d'Horace du moins, l'organisation de la collection répond effectivement à des intentions auctoriales et à des stratégies littéraires claires qui s'incarnent de manière subtile dans un réseau de motifs, de figures et de postures unissant poèmes amoureux et autres thématiques. Il dresse également un beau portrait du poète lyrique en homme d'expérience et en conseiller spécialiste de la sphère privée mais autorisé, par la force de son discours, à se pencher également sur les autres domaines de la vie, y compris celui de la politique du princeps. Tout au plus pourrait-on reprocher à M. Eicks une interprétation parfois un peu systématique de sa lecture,5 revers d'une analyse d'une grande cohérence qui livre une vision du recueil poétique comme ensemble pensé et organisé par son auteur jusque dans ses moindres détails.



Notes:


1.   Pöschl V. (1988), « Rez. zu D. H. Porter, Horace's Poetic Journey, Princeton 1987 ».
2.   Link J. (1988), « Literaturanalyse als Interdiskursanalyse » ; Link J. et Link-Heer U. (1990), « Diskurs/Interdiskurs und Literaturanalyse ».
3.   Santirocco M. (1984), « The Maecenas Odes » ; Porter D. H. (1987), Horace's Poetic Journey ; Kerhecker A. (1988), « Zur Komposition des vierten Horazischen Odenbuches » ; Davis G. (1991), Polyhymnia : the rhetoric of Horatian lyric discourse ; Krasser K. (1995), Horazische Denkfiguren.
4.   A cet égard, la mention aux pages 220-221 de l'étude de P. Zanker (1990), Augustus und der Macht der Bilder et l'évocation du vase dit de Portland, qui représente une même jeune femme plongée dans la tristesse d'un côté, goûtant le bonheur amoureux de l'autre, sont tout à fait éclairantes.
5.   Ainsi, la vision du thème amoureux comme « fil rouge » de la séquence I, 1-9, qui ne compte en fait que deux poèmes érotiques au sens strict du terme (I, 5 et 8), paraît un rien excessive et la manière dont M. Eicks y détecte des allusions dans chaque pièce de la série, y compris dans le programme lyrique mais non érotique de I, 1, peut sans doute être nuancée.

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