Saturday, October 15, 2011

2011.10.31

Cristina Rosillo López, La corruption à la fin de la république romaine (IIe-Ier s. av. J.-C.): aspects politiques et financiers. Historia Einzelschriften 200. Stuttgart: Franz Steiner Verlag, 2010. Pp. 276. ISBN 9783515091275. €60.00.

Reviewed by Frédéric Hurlet, Université de Paris Ouest Nanterre La Défense (frederic.hurlet@wanadoo.fr)

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Il est des mots communs pour lesquels un usage généralisé et galvaudé a contribué à en gauchir la signification et la profondeur historique plus qu'à les éclairer. C'est le cas de « corruption », terme si souvent utilisé pour décrire le fonctionnement de toute forme de régime politique que la réalité qu'elle recouvre apparaît comme un invariant de la vie publique. Or, si le processus de prise de décision n'emprunte pas toujours des moyens avouables ou légaux, l'altération d'un état originel pur que suppose l'emploi du mot corruption a une histoire, complexe quand il s'agit de la Rome de la fin de la République. L'ampleur de ce phénomène fait partie des lieux communs que tout lecteur de Salluste ou de Cicéron a présents à l'esprit quand il s'agit de commenter l'interjection de Jugurtha sur l'Vrbs venalis ou de décrire par le menu le comportement de Verrès en Sicile (mais Verrès fut-il le seul gouverneur de province à avoir agi de la sorte ?1). Une tendance diffuse dans l'historiographie est de présenter la corruption à Rome comme une institution extra-légale qui témoignerait de l'existence d'un système de type mafieux fondé sur la réciprocité des dons et qui serait une des conséquences de la centralité des liens de clientèle et d'amicitia dans une telle société. D'un autre côté, les efforts des Romains pour lutter contre des pratiques dont ils n'ignoraient rien des effets néfastes furent réels à partir du IIe siècle av. J.-C. à en juger par la multiplication des lois destinées à en atténuer les excès. Assez curieusement, il n'existe aucune monographie récente – ni même ancienne – qui étudie la corruption comme « un phénomène global ». C'est cette lacune que la monographie de Cr. Rosillo López veut combler et autant dire d'emblée qu'elle le fait avec beaucoup de méthode et de pondération. Issue d'une thèse de doctorat soutenue à l'Université de Neuchâtel, elle se caractérise par une bonne connaissance des sources, une grande attention prêtée aux questions institutionnelles et une utilisation extensive d'une bibliographie pléthorique, qui est ici dominée (on compte environ 800 titres dans la bibliographie finale). Mis à part quelques vétilles,2 facilement amendables, elle présente toutes les garanties de solidité scientifique. Elle est en outre utilement pourvue de deux indices (un index général et un index onomastique).

Le point de départ de ce livre est de considérer la corruption à Rome comme une pratique protéiforme qui a pénétré tous les secteurs de la vie publique sous différentes formes et de manière plus ou moins légale. Il n'existait pas à proprement parler de traduction de notre terme générique « corruption », mais les mots latins ou grecs qui rendent compte de cette réalité sont multiples et déterminés par le contexte. C'est ainsi que les Romains parlaient d'ambitus pour ce qui est des élections, de peculatus ou de res repetunda à propos de vol et d'extorsion commis aux dépens de l'État et des provinciaux ou encore de praevaricatio lorsqu'il s'agit de définir la collusion entre deux parties dans le cadre d'un procès. C'est à partir d'une telle distinction entre les différentes formes de corruption que Cr. Rosillo López a construit le plan de son livre, le cœur de l'argumentation envisageant successivement la corruption électorale (chapitre 2), politique (chapitre 3) et judiciaire (chapitre 4). Il peut apparaître artificiel de découper la matière en des rubriques qui séparent ainsi les élections et la vie judiciaire du politique. On ne peut en effet contester que les scandales liés par exemple au bourrage des urnes tel qu'il est décrit par Varron à la fin des années 50 pour les élections des édiles (R.R. 3.5.18) ou à l'acquittement de Clodius en 61 eurent une dimension aussi politique que les multiples affaires de péculat et de concussion attestées durant cette période. Dans le même temps, il faut reconnaître que la corruption, loin d'exister à Rome en tant que telle selon notre acception de ce terme, ne se concrétisait qu'à travers diverses catégories que la terminologie aide à repérer. Mais le plus gênant dans le choix d'un plan thématique est qu'outre les quelques répétitions qu'il induit (par exemple p. 122 et 156), il contribue à faire moins clairement ressortir des évolutions dont l'auteur est par ailleurs parfaitement conscient.

La monographie Cr. Rosillo López constitue dans l'ensemble un ouvrage bien informé qui constituera sur le thème de la corruption une référence à consulter et un point de départ pour toute recherche ultérieure sur ce sujet. Elle fourmille d'analyses ponctuelles d'un grand intérêt, par exemple sur le rôle du censeur à travers le droit de rayer les noms des sénateurs corrompus de la liste sénatoriale (nota censoria), ce qui confirme le caractère individuel et fortement personnalisé de la répression de la corruption judiciaire. Une des principales originalités de cette monographie est le lien qu'elle établit dans le chapitre 5 entre le phénomène de la corruption et la monétarisation croissante de la société romaine à partir de la fin du IIIe siècle av. J.-C. C'est ainsi que, d'après une hypothèse intéressante, l'utilisation par les candidats aux élections de sommes massives dans le cadre de la campagne électorale des années 55-54 aurait entraîné une carence de liquidités et une hausse des taux d'intérêt, ce qui aurait conduit le Sénat à décréter des frappes exceptionnelles de monnaies sous la direction des édiles curules de 54. Inversement, la pénurie de liquidités pendant la crise financière des années 67-62 est analysée comme une des raisons qui poussa les candidats aux élections à recourir à d'autres procédés de corruption que les dons d'argent (location de sectatores, emploi d'associations, organisation de banquets et de jeux …) et qui justifie en partie le contenu de l'intense législation votée sur ce sujet pendant ce laps de temps et contrainte ainsi à s'adapter aux conditions économiques.

De manière plus générale, un résultat notable de la monographie est d'avoir mis en avant la tension entre l'acceptation par la société romaine des différentes formes de dons, en argent ou en nature (banquets, cadeaux …), et les excès sur lesquels ces pratiques débouchèrent en liaison avec l'expansion de l'Empire. La ligne de partage entre ce qui relevait ou non de la corruption dans la Rome républicaine était en effet loin d'être évidente. Cr. Rosillo López a développé à ce sujet un discours théorique nourri par les recherches en sciences sociales et politiques pour faire comprendre pourquoi de légales au départ, certaines pratiques devinrent illégales à partir du IIe siècle av. J.-C. ou inversement pourquoi ce qui était intolérable au départ, comme le port par les candidats aux élections d'une toge blanchie, finit par être accepté. Elle a insisté tout d'abord sur la représentation floue que la société romaine se faisait de la corruption en empruntant l'image de cercles concentriques dont la couleur s'estompe et devient plus claire à mesure que l'on s'éloigne d'un point noir central désignant « le crime de corruption ». Elle a ensuite recouru au concept de proto-corruption « afin de définir des pratiques qui, à l'origine, ne sont pas considérées comme de la corruption mais qui finissent par être rejetées comme incompatibles avec le bon fonctionnement des institutions politiques » (p. 37-38). On comprend dans ces conditions pourquoi une connaissance aussi fine que possible du contexte politique est nécessaire si l'on veut comprendre les évolutions de l'époque tardo-républicaine en la matière. C'est ainsi qu'une des raisons pour lesquelles les Romains légiférèrent sur ce sujet en particulier pendant les années 60 et 50 av. J.-C. est d'ordre pratique : il ne s'agissait pas de lutter contre la corruption, en tout cas pas en tant que telle ni pour des raisons éthiques, mais de réduire une concurrence politique qui avait eu tendance à s'exacerber. Les fortunes colossales amassées par certains Romains étaient au cœur des évolutions, puisqu'elles les poussèrent mécaniquement à dépenser de plus en plus pour leurs campagnes électorales – et le plus souvent à s'endetter – pour avoir quelque chance de succès et à se renflouer ensuite sur le dos des provinciaux pendant le gouvernement qui suivait la magistrature. Seules les lois proposées en 52 par Pompée et en 46 par César semblent avoir été efficaces, mais Cr. Rosillo López précise à juste titre qu'elles avaient d'abord pour objet de permettre à ces imperatores de surpasser financièrement tous leurs concurrents et d'être ainsi les seuls à exercer une forme de monopole en matière de corruption sans pour autant chercher à la faire disparaître. En ce sens, on peut y voir une préfiguration des pratiques de la monarchie impériale.

La conclusion de la monographie souligne que, dans le contexte de la Rome républicaine, l'efficacité de la lutte contre la corruption ne pouvait être que relative. La preuve en est que la corruption cessa de poser un problème politique à partir du moment où elle fut contrôlée par Auguste. Ce résultat est loin d'être surprenant si l'on prend en compte le caractère foncièrement clientéliste d'une société où les prêts gratuits entre amis ne furent par exemple jamais interdits, mais il a le mérite d'être exact. Le comportement d'un Caton d'Utique luttant contre les différentes formes de corruption sans désapprouver le recours à des pots-de-vin pour faire élire Bibulus au consulat en 59 témoigne de la perception ambiguë par les Romains de pratiques qu'ils ne cessèrent de dénoncer sous la plume de leurs plus grands auteurs tout en laissant en héritage l'idée que la République avait succombé à une telle maladie. Il reste désormais à étudier avec la même précision l'impact sur le phénomène de la corruption des guerres civiles des années 40-30 av. J.-C. et de la création du Principat augustéen.



Notes:


1.   Sur la prudence à adopter quand on utilise le témoignage des Verrines de Cicéron et sur l'idée que Verrès est loin d'être un cas isolé, cf. l'ouvrage collectif édité par J. Dubouloz et S. Pittia, La Sicile de Cicéron. Lectures des Verrines, Besançon, 2007, ainsi que l'étude à paraître de J. France, dans N. Barrandon et Fr. Kirbihler, Les gouverneurs et les provinciaux durant la République romaine, Rennes, 2012.
2.   P. 20, n. 20 : la référence à Lowenstein (1989) ne se trouve pas dans la bibliographie. P. 46 : lire « stoïcien » au lieu de « stoïque ». P. 87 : lire « fût » au lieu de « fut ». P. 114 : sur la lex Iulia de provinciis de 46, on peut citer l'article de Girardet, dans RhM, 130, 1987, p. 291-329 [= Rom auf dem Weg von der Republik zum Prinzipat, Bonn, 2007, p. 159-197], ainsi que mes remarques dans REA, 110, 2008, p. 224-226. P. 117 : lire « s'accrut ». P. 130 : le premier chevalier connu poursuivi pour une accusation de repetundis, C. Lucilius Capito, fut condamné par le Sénat en 23 ap. J.-C., et non av. J.-C. P. 135-136 : la création d'une préture supplémentaire en 122-121 en liaison avec la lex Acilia repetundarum pour donner à ce nouveau magistrat la charge du tribunal permanent de repetundis est rien moins qu'assurée (la seule augmentation connue du nombre de préteurs après 197 est issue de la réforme de Sylla qui fit passer leur nombre de six à huit en 81). P. 145 : lire « dégénérescence » au lieu de « dégénération ». P. 216 : le sous-titre choisi par l'auteur (« 5.4. La corruption et les finances ») porte le même intitulé que celui de l'ensemble du chapitre 5. Ajoutons pour finir que l'auteur, hispanophone écrivant dans un français excellent, a curieusement choisi d'adopter une typographie qui ne correspond pas aux usages du monde francophone.

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