Wednesday, March 9, 2011

2011.03.34

Evelyne Prioux, Agnès Rouveret (ed.), Métamorphoses du regard ancien. Modernité classique. Nanterre: Presses universitaires de Paris-Ouest, 2010. Pp. 230. ISBN 9782840160472. €22.00 (pb).

Reviewed by Cécile Jubier-Galinier, Université de Perpignan (cecile.galinier@univ-perp.fr)

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[Authors and titles are listed at the end of the review.]

Métamorphoses du regard ancien est le premier numéro d'une nouvelle collection, dirigée par Marianne Cojannot-Le Blanc et Evelyne Prioux, qui ont choisi pour titre l'oxymore 'Modernité classique'. Cet ouvrage collectif est issu d'une série de rencontres tenues en 2004 à l'Université Paris Ouest Nanterre, à l'INHA (Institut National d'Histoire de l'Art) et à l'Ecole Normale Supérieure Ulm. Entre littérature et art, il réunit huit articles écrits ou traduits en français, organisés selon l'ordre chronologique des documents étudiées, et consacrés à la description d'oeuvres d'art réelles ou imaginaires, l'ecphrasis, sa réception et sa manipulation chez les poètes de l'époque hellénistique et romaine. Les notes sont situées à la fin de chaque article.

En introduction, Evelyne Prioux et Agnès Rouveret rappellent deux découvertes essentielles de ces trente dernières années, qui renouvellent en profondeur notre connaissance de la peinture et du regard que les anciens portaient sur les arts figurés: les peintures de la nécropole royale de Vergina, mises au jour dans les années 1970, et la publication en 2001 des épigrammes de Posidippe de Pella, découvertes sur un papyrus remployé dans le cartonnage d'une momie et acheté par l'Université de Milan. La juxtaposition de ces documents de nature différente donne le ton et confirme la volonté des deux directrices de ne pas séparer sources iconographiques et sources littéraires, bien qu'à la différence d'Agnès Rouveret, qui est autant archéologue que philologue, la grande majorité des chercheurs rassemblés appartient à cette seconde catégorie.

Spécialiste de l'ecphrasis, définie comme une description artistique, Sandrine Dubel démontre comment Apollonios de Rhodes Argonautique I, v. 725-767, Théocrite, Idylle I, Thyrsis ou le chant, v. 27-56, puis Moschos, Europe, v. 37-62 renouvellent le procédé, tel que l'a inauguré Homère dans le chant XVIII de l'Iliade à propos du bouclier d'Achille. Tour à tour, ces auteurs renouent ou détournent les figures de style, le vocabulaire et même les objets décrits par le père de l'épopée, tel le bouclier lui-même, devenu motif brodé sur le manteau de Jason chez Apollonios. Sans s'attarder sur des exemples précis, Sandrine Dubel souligne combien, au-delà de la critique du texte homérique, les poètes de l'époque hellénistique sont influencés par la peinture et l'orfèvrerie de leur temps.

Au coeur de l'actualité de la recherche, Evelyne Prioux revient sur la lecture d'un autre document désormais célèbre: le papyrus de Milan, P. Mil. Vogl. VIII, 309, attribué à Posidippe de Pella, poète au service de Ptolémée II et Arsinoé Philadelphe pendant le second quart du IIIe siècle av. J.-C. Après le rappel des conditions de découvertes et de l'organisation de ce recueil d'épigrammes où sont conservées neuf séries de poèmes, l'auteur étudie le premier cycle concernant les Lithika. Elle donne le texte des vingt épigrammes avec leur traduction, mettant à la portée du lecteur cette source de premier ordre. La collection décrite va de la pierre montée en bague jusqu'à l'Egypte, présentée tel un rocher divin. De taille, de nature et d'origine géographique variées, 'les gemmes sont bien sûr le symbole de l'Empire d'Alexandre et de la royauté lagide' (p. 30). L'auteur démontre avec efficacité l'organisation rigoureuse de l'ensemble à partir d'un centre constitué des épigrammes 11 et 12, consacrées à des coquillages, l'axe du corpus passant par le premier vers de la douzième épigramme, soit le soixante-troisième vers du cycle qui en compte cent vingt-six. A partir de ce centre, certains poèmes se lisent et s'interpellent en miroir. Ainsi Posidippe met-il en regard les épigrammes 8 et 15 où sont décrites deux gemmes qui représentent chacune un char, mais l'une est pure et de grande dimension, l'autre miniature et mouchetée de blanc. Le jeu des combinaisons possibles et la richesse sémantique d'un tel document semblent inépuisables. Dans l'étude iconographique des gemmes, l'auteur défend la thèse d'un programme idéologique à la gloire de Ptolémée II et Arsinoé. Sont rassemblées des pierres qui ont appartenu à d'illustres personnages, ennemis ou alliés historiques de l'Egypte, tels Darius, Mandane mère de Cyrus le Grand, ou le tyran Polycrate de Samos. Avec cette collection imaginaire, Posidippe fait de Ptolémée II l'héritier légitime d'Alexandre, garant de la prospérité de l'Egypte. Si on suit volontiers E. Prioux sur cette voix, bien balisée par le texte, on peine ensuite à comprendre pourquoi toutes les références à la religion égyptienne seraient, dans le contexte de l'Egypte lagide, cryptées.

A propos de collection poétique, Kathryn Gutzwiller invite à une relecture les épigrammes de Méléagre (auteur de la couronne vers 100 avant J.-C., premier recueil du genre), à la lumière des poèmes ecphrastiques de ses prédécesseurs et des représentations d'Eros, couvrant une vaste période allant de la fin du Ve siècle av. J.-C. jusqu'à l'époque romaine. Cet essai est accompagné de neuf figures: statuettes, gemmes et mosaïques, représentatives des différentes allégories de l'Amour: Eros enchaîné, Eros en char, jouant aux osselets, à la balle, autant de thèmes développés par le poète. Sans pratiquer lui-même l'ecphrasis, Méléagre fait appel à l'univers visuel de ses contemporains, mieux à même alors de donner forme à ses passions amoureuses et d'être en empathie avec lui. Rappelant l'existence de lieux telle la maison des Epigrammes à Pompéi, ou l'existence de papyrus illustrés, Kathryn Gutzwiller justifie ce va et vient méthodologique entre littérature et art. Elle met en évidence la convergence des deux domaines, jusque dans le motif de la couronne où les érotes ne sont pas qu'ornements, sans que l'image ne soit réduite à une illustration ou le poème à un simple commentaire.

Loin des réalia archéologiques, Florence Klein compare, quant à elle, la poésie de Properce (élégie II, 12) et les célèbres passages d'Ovide sur la représentation d'Adonis et la statue de Pygmalion (Métamorphoses, X,), traitant de la beauté des corps et de la mimésis dans les arts. Mais la question du rapport entre les arts figurés et leurs modèles n'est qu'un brillant prétexte où, de façon symptomatique, Apelle est convoqué à plusieurs reprises comme référent en matière de beauté idéale, le vrai sujet demeurant la création poétique. Florence Klein reconstitue la démarche d'Ovide qui prend le contre-pied systématique de Properce, autour des notions stylistiques de simplicité (ἰσχνότης) et de finesse (λεπτότης), cette dernière, seule, étant prônée par Callimaque dont se revendiquent les deux poètes augustéens.

Nous restons également dans une démarche intertextuelle avec Rufin, auteur sans doute d'un recueil d'épigrammes érotiques dont quelques fragments ont été conservés dans le livre V de l'Anthologie palatine, et que Regina Höschele propose de dater du premier siècle de notre ère. S'il ne pratique pas l'ecphrasis en tant que telle, cet auteur porte sur les corps féminins un regard égrillard tout en parvenant à convoquer l'image de célèbres statues, jusqu'à la Vénus de Cnide, victime, il est vrai, de la passion de ses admirateurs rapportée par le Pseudo-Lucien (Amours, 11-17). Mais à la différence de ce dernier, les références de Rufin restent littéraires, d'Homère à Philippe de Thessalonique; filant volontiers la métaphore avec ses prédécesseurs, les jeux de regard du poète sont tout entier tournés vers son art.

Avec l'article de Joan Gomez Pallarès, nous quittons le domaine d'Eros pour renouer avec l'idéologie du pouvoir. L'auteur se propose d'identifier dans l'Ode, I, 2 d'Horace, un itinéraire jalonné de temples augustéens. L'analyse du texte, dans lequel l'auteur cherche une 'syntaxe du panégyrique', est fouillée mais présente quelques faiblesses. L'Ode n'est pas donnée en totalité, et le parcours écarte certains sanctuaires sur le Capitole au bénéfice de temples inaugurés bien après la date postulée du poème (vers 26 av. J.-C.). Retenons de cet essai la vraisemblance d'identification concernant les temples de Jupiter tonans, Apollon Palatin et du Divus Iulius, allusions à la 'restauration éthico-religieuse' d'Auguste recherchée par l'auteur.

Plongeant le lecteur dans l'univers complexe du Satiricon de Pétrone, c'est à une véritable leçon d'histoire de l'art et du bon usage de l'ecphrasis que nous invite ensuite Thomas Baier. Il décrypte les jeux de mots du poète en faisant appel au texte de Pline (livre XXXV), reflet du savoir érudit de l'époque sur la peinture ancienne. 'Chez Pétrone, le visiteur (en l'occurrence Encolpe) de la galerie d'art ne raconte donc pas ce qu'il voit, mais ce qu'il pense savoir, pour en avoir entendu parler' (p. 196). Puis, après un détour par le chant I de l'Enéide, où le héros, victime de ses états d'âme, se livre à une lecture erronée et trompeuse d'une frise ornant le temple de Junon à Carthage, Thomas Baier précise la vision critique de Pétrone sur l'interprétation des images, à propos des fils de Laocoon, qu'Eumolpe interprète comme des amants (Satiricon, 89, 42-49). La question de l'objectivité du regard est ici soulevée de façon percutante, elle est un utile rappel à la prudence méthodologique devant toute image, cette 'poésie silencieuse'.

Ce recueil se conclut sous forme d'ouverture avec l'article d'Anna Santucci qui, loin des centres de pouvoir et d'érudition poétique, s'intéresse à une série de peintures mythologiques du tombeau d'Ammonius, vétéran revenu à Cyrène après trente ans de service, ainsi que le précise une longue inscription datée du IIIe siècle ap. J.-C. (SEG IX, 235). La variété des sujets sélectionnés (chasses, amours de Zeus, Psyché, Parques) et le traitement sans parallèle de certains mythes (Actéon en cavalier) signent l'originalité de la démarche du commanditaire, au regard d'autres cycles de tombes de Cyrénaïque du IVe siècle. Cet ensemble fonctionnerait selon l'auteur comme un éloge funèbre mettant en avant les qualités du défunt et son art de vivre, pétri de références classiques. Les quelques photographies insérées dans le texte, accompagnées d'indispensables petits croquis de l'auteur, donnent un aperçu de cette documentation peu diffusée.

C'est, au final, un univers riche en émotions esthétiques qui se dévoile tout au long de cet ouvrage exigeant, où les arts figurés sont convoqués au service de l'imaginaire ou comme prétextes à quelques prouesses poétiques. L'enquête que propose, par exemple, Graham Zanker, Modes of Viewing in Hellenistic Poetry and Art, BMCR2005.01.02 pour la sculpture hellénistique, se trouve ici prolongée à l'époque romaine et élargie: aucun support n'est exclu, avec une mention particulière pour les entailles, matériel que le papyrus de Milan éclaire d'un nouveau jour. Les directrices ont pris le parti de traduire les textes de Kathryn Gutzwiller et Joan Gomez Pallarès, ce qui facilite l'accès au lectorat francophone. Toutefois pour ce thème transdisciplinaire et susceptible d'intéresser un public au-delà des philologues, on regrette que certains passages en latin, en particulier, soient livrés sans leur traduction. De même, plusieurs illustrations, dont les cartes et plans des textes d'E. Prioux et J. Gomez Pallarès, ne sont pas exploitables. Ces réserves formelles exprimées, notre regard sur les images s'enrichit de l'expérience attentive des poètes, guides sous-estimés de nos galeries d'art antique, tel Rufin, où l'idéal de simplicité vanté par J.J. Winckelmann confine souvent à l'austérité érudite.

Introduction, Évelyne Prioux et Agnès Rouveret

Aphrodite se mirant au bouclier d'Arès: transpositions homériques et jeux de matière dans l'epos hellénistique, Sandrine Dubel

Visite au cabinet des gemmes: images et idéologie lagides dans un cycle d'épigrammes hellénistiques, Évelyne Prioux

Images poétiques et réminiscences artistiques dans les épigrammes de Méléagre, Kathryn Gutzwiller

Amores picti et scriptae puellae chez Properce et Ovide : questions d'esthétique et regards sur la λεπτότης callimachéenne, Florence Klein

Corp(u)s rufinien: l'ecphrasis du corps féminin dans la collection de Rufin, Regina Höschele

Promenade dans Rome: les temples et les statues d'Horace, Odes, I, 2, Joan Gómez Pallarès

Eumolpe et Encolpe dans une galerie d'art, Thomas Baier

Thèmes mythologiques dans les peintures funéraires de Cyrène et de Cyrénaïque: de la collection d'images à la rhétorique de la laudatio funebris, Anna Santucci

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