Wednesday, February 16, 2011

2011.02.42

Martino Menghi, L'etica della temperanza: fortuna di un ideale nella società antica. Temi metafisici e problemi del pensiero antico 116. Milano: Vita e Pensiero, 2009. Pp. vii, 204. ISBN 9788834318577. €18.00 (pb).

Reviewed by Frédéric Le Blay, Université de Nantes (frederic.le-blay@univ-nantes.fr)

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Sous ce titre, nous trouvons une monographie portant sur l'un des volets les plus fondamentaux de la tradition philosophique antique, le problème des passions de l'âme. L'auteur concentre le propos sur les notions de tempérance et d'équilibre, elles aussi centrales dans les spéculations des philosophes comme dans le discours politique ou la pensée médicale. De par l'ampleur du sujet abordé, le lecteur s'attendrait légitimement à avoir entre les mains un ouvrage volumineux. Il n'en est pourtant rien: le livre comporte 183 pages de texte, complétées par deux indices (lieux et noms) utiles et complets. La relative modestie de l'ouvrage par rapport au vaste champ qu'il se donne pour finalité d'étudier ne tient ni à un excès de concision de l'auteur ni à la faiblesse de la documentation. Au contraire, l'érudition de Martino Menghi est sans faille, comme en témoigne la bibliographie couverte, à la fois complète et à jour, et les analyses présentées sont précises et fines. L'auteur semble avoir fait le choix de resserrer sa réflexion sur quelques auteurs ou textes choisis en faisant surtout la part belle au stoïcisme, à Galien et à la littérature latine. Ces choix ne lui interdisent cependant pas d'élargir régulièrement la perspective et d'offrir des mises au point contextuelles pertinentes.

Une présentation par Mario Vegetti ainsi qu'une brève introduction posent clairement les termes de l'étude et énoncent la thèse principale défendue par Menghi: les notions de tempérance et d'équilibre, qui vont s'imposer dans la pensée antique comme idéaux à cultiver, se heurtent pourtant aux valeurs de l'héroïsme et de la liberté homériques, elles aussi au fondement de la culture grecque. C'est le conflit entre ces valeurs originelles et la mise en œuvre progressive d'une rationalité individuelle et sociale que l'auteur se propose d'illustrer.

Le chapitre I (Dalla passione come valore al valore del controllo) doit beaucoup de ses analyses à l'étude magistrale de Vegetti, L'Etica degli antichi,1 un patronage que Menghi revendique explicitement. En brossant le tableau d'une « société homérique » prisant les passions positives telles que la colère, le désir de vengeance ou la volonté de diriger – mais également, sur un plan différent, les plaisirs de la chère (gastrimargia) et de la boisson (oinofligya), l'auteur a conscience de considérer moins une période historique et ses usages qu'une époque de la culture grecque correspondant à une certaine représentation de l'individu et à un ensemble de valeurs sociales. La désignation d'une « société homérique » revient à créer une catégorie culturelle s'intégrant dans une philosophie de l'histoire. On ne peut que savoir gré à l'auteur de cette lucidité méthodologique. Ici, Menghi renvoie aux philosophes et théoriciens modernes qui ont pu être à l'origine d'une telle vision historique, ainsi Vico et sa théorie des trois âges,2 l'homme proche de la nature de Leopardi,3 la valorisation de l'héroïsme homérique par Nietzsche dans sa Généalogie de la morale. La philosophie de Platon représente la première mise en cause de cette morale traditionnelle en posant le dualisme entre parties irrationnelle et rationnelle de l'âme. Menghi montre toutefois que cette distinction ne conduit pas à dévaloriser totalement les passions ; ainsi la métaphore de l'attelage du Phèdre révèle que le cheval impétueux est nécessaire pour faire avancer le char. En somme, si le dualisme de l'âme est la doctrine privilégiée par la tradition néo-platonicienne et chrétienne, ce dualisme n'est pas complet chez Platon. La première étape vers une éthique de la tempérance est, selon Menghi, celle qui est accomplie par ce qu'il nomme la révolution aristotélicienne, qui ne repose pas tant sur le contenu des thèses éthiques – héritières du maître d'Aristote – que sur la méthode et les fondements théoriques définissant l'éthique. Aristote dresse une partition entre savoir théorique et savoir pratique, la définition du bien moral relevant du second champ. En tant que praxis, l'éthique repose sur l'accumulation de connaissances, c'est-à-dire sur une forme d'empirisme. De plus, reposant sur le principe de l'union de l'âme et du corps, l'éthique aristotélicienne est une psycho-physiologie où les facultés ou fonctions de l'âme, supplantent les « parties ».

Le chapitre II (Le scuole ellenistiche sull'anima e le passioni) ne dresse pas un panorama complet des doctrines issues des écoles hellénistiques, contrairement à ce qu'il semble annoncer. De fait, un tel panorama excédait largement le cadre de cette synthèse. Menghi commence par poser que le contexte historique des conquêtes d'Alexandre et de la mise en place des monarchies hellénistiques, qui remettent en question la polis, expliquent les changements relatifs à la conception de l'homme, du sujet et de sa place dans le monde. Cette thèse, ancienne, est toujours recevable mais mériterait une discussion plus approfondie : Menghi la présente comme un fait établi et indiscutable. Une affirmation de la p. 45 en particulier (« la convinzione aristotelica della superiorità antropologica e sociale del maschio adulto, greco e libero non poteva più reggere ») nous paraît trop catégorique en tant qu'elle suppose une révolution culturelle, un bouleversement des représentations sociales qui n'eurent pas lieu partout de la même manière; loin s'en faut que l'anthropologie aristotélicienne, qui contribue en effet à renforcer l'idée de l'homme grec comme modèle de tempérance, ait si facilement cessé d'exercer son influence sur les esprits. Menghi montre en revanche très clairement que l'entreprise philosophique connaît un changement de perspective, puisqu'elle se donne, à travers la quête du bonheur, une finalité thérapeutique. Le propos met en balance éthiques épicurienne et stoïcienne, en s'attardant avec plus de précision sur la seconde. Le concept épicurien d'oikeiosis sociale, introduit p. 51-53, aurait en effet d'être analysé plus longuement en raison de la coloration stoïcienne que ce concept d'oikeiosis revêt a priori. Il est notable d'ailleurs que le texte invoqué pour illustrer ce point est un extrait du De beneficiis de Sénèque. Il est vrai que, comme l'indique Menghi, Sénèque n'hésite pas à reprendre aux Épicuriens certaines de leurs affirmations. Le stoïcisme envisagé par Menghi est celui qui fut enseigné et pratiqué à Rome. Selon l'auteur, la figure de l'homme de pouvoir soumis à la nécessité de maîtriser ses passions (contre la licentia), qui parcourt la littérature latine de Salluste aux Antonins, constitue un aspect de l'éthique stoïcienne et de son influence sur l'aristocratie romaine. Il nous semble que cette analyse, malgré sa pertinence, force un peu trop le trait stoïcien. En revanche lorsque Menghi affirme que l'éthique de Sénèque et du stoïcisme impérial joue un rôle crucial dans la formation d'une éthique de la tempérance à l'époque impériale et qu'elle aura de ce fait une postérité chrétienne, nous suivons sans réserve le raisonnement. Les passions, les plaisirs et le régime sont les trois enjeux structurant cette éthique; la relation avec la médecine contemporaine est incontestable. Parmi les points qui contribuent à l'intérêt de ce chapitre, il faut mettre en valeur le recours à des textes oubliés ou rarement cités, ainsi le traité perdu de Sénèque De matrimonio, que l'on peut essayer de reconstituer à partir de citations ou de reprises par Jérôme ou les Diatribes de Musonius Rufus.

Le chapitre III (L'etica ellenistica nella letteratura) étudie l'influence des enseignements éthiques des philosophes sur la littérature latine, à travers quatre auteurs, augustéens et post-augustéens, Tite Live, Virgile, Tacite et Juvénal. Il ne s'agit bien sûr que de notes de lecture fondées sur certains passages choisis, qui ne sauraient épuiser le sujet.

Dans le chapitre IV (La medicina al servizio dell'etica imperiale), Menghi s'attache à démontrer de manière convaincante, en raison notamment de la précision des références, que le rapport analogique entre médecine et philosophie, déjà posé chez Platon, a tendance à s'inverser au cours des deux premiers siècles de notre ère en faveur de la première, qui se pose progressivement comme la seule véritable voie thérapeutique contre les passions de l'âme. Galien est l'exemple par excellence de cette suprématie que la médecine veut exercer, en tant qu'il la conçoit et définit comme un savoir sur l'homme mis au service des hommes. Dans la lignée de Sénèque et de sa théorie des beneficia, le médecin impose la figure du medicus amicus ; les notions d'amicitia et d'humanitas vont devenir les garants d'une pratique bien ordonnée. Menghi consacre un long développement à la formation intellectuelle du médecin de Pergame dans laquelle la philosophie occupe une place essentielle comme propédeutique à la médecine. On pourra retenir l'expression résumant cet exposé en notant comme, Menghi, que la médecine des Ier et IIe siècles est « sorella della filosofia ».

Le chapitre V (Etica della temperanza o attesa della fine : due testimonianze cristiane) semble avoir été conçu comme un bref appendice (14 pages) destiné à montrer, à partir des textes de Paul et de Tertullien, que les principaux aspects de cette éthique de la tempérance, dont Aristote serait en quelque sorte le père fondateur, se maintiennent dans la pastorale et la morale des premiers temps du christianisme.

En conclusion, cet ouvrage qui n'a pas été conçu sous l'angle de la monographie exhaustive, doit se lire comme un essai présentant, sous forme de tableaux judicieusement sélectionnés au gré des travaux et de la recherche de leur auteur, des éléments de réflexion et d'analyse pour une étude de la philosophie morale des Anciens. Le propos est toujours très clair, didactique, et étayé de références précises aux sources primaires comme à la littérature secondaire. Cet ouvrage sera autant utile au chercheur qu'à l'enseignant en littératures anciennes, en histoire ou en philosophie.



Notes:


1.   Roma-Bari, 1989.
2.   Principi di una scienza nuova.
3.   Discorso di un italiano intorno alla poesia romantica, 1818.

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