Friday, April 30, 2010

2010.04.49

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Danièle Roman, Yves Roman, Aux miroirs de la Ville: images et discours identitaires romains (IIIe s. avant J.-C. - IIIe s. après J.-C.). Collection Latomus; v. 303. Bruxelles: Éditions Latomus, 2007. Pp. 442. ISBN 9782870312445. €63.00 (pb).
Reviewed by Arnaud Paturet, CNRS UMR 7074/ENS Paris

À l'heure où l'on s'interroge (à tort ou à raison) sur les composantes de l'identité nationale française, on ne peut qu'être convaincu de l'actualité du thème choisi par Danièle et Yves Roman dans cet ouvrage paru en 2007 qui faisait presque figure de livre d'anticipation tant les sujets de recherche relatifs à l'identité sont en vogue depuis lors chez les antiquisants. Les auteurs n'en sont pas à leur coup d'essai puisqu'ils avaient déjà produit un opus intitulé Rome. L'identité romaine et la culture hellenistique (218-31 av. J.-C.), Paris 1995, dont les présents développements forment la suite logique. L'enquête menée ici est ambitieuse tout autant que vaste en raison du large champ chronologique retenu. Il s'est agi de traquer au sein d'une grande variété de sources (littéraires, poétiques, juridiques, archéologiques...) la multitude de paramètres qui définissent ou évoquent les linéaments de la ou plutôt des identités romaines et même pourrait-on dire parfois de l'identité de Rome tant il semble vrai, à la lecture de cet exposé, que l'identité romaine est, certes liée aux discours humains les plus divers qui la façonnent dans la durée, mais repose aussi fortement sur un territoire: celui de La ville qui demeure le socle urbain et le terroir culturel de la romanité. Le propos s'articule autour de deux parties d'une parfaite symétrie ou presque, aux intitulés explicites qui mettent en évidence la double spécificité du discours identitaire romain. Tantôt fondé sur la notion d'exclusion à l'époque républicaine, comme pour affirmer la suprématie de Rome sur les autres peuples, puis logiquement construit en concomitance avec l'idée de rassemblement à l'époque impériale, lorsqu'il fallut diffuser la romanité au sein des pays conquis.

Chapitre I. Dire l'excellence des Romains. Le discours identitaire d'un peuple

Si les Romains ont initialement accepté l'image négative que les Grecs avaient d'eux, ils ne tardèrent pas, tout en procédant à une acculturation ou plutôt à une hellénisation filtrée en matière religieuse, à réfuter l'idée qu'ils n'étaient que de simples barbares. Des protestations épidermiques du vieux Caton aux constructions théoriques de Cicéron, commence alors un long cheminement intellectuel visant dans un premier temps à intégrer les Romains au cercle des civilisés en substituant le concept d'humanitas, qui impliquait culture et civilisation, à la barbarie méprisable. La seconde étape sera de les déclarer supérieurs aux Grecs, d'abord par le biais d'un discours politique paradoxalement exacerbé par des Grecs philoromains comme Polybe ou encore Denys d'Halicarnasse, puis ensuite par l'évocation de fondements religieux. Si l'on peut trivialement affirmer que la domination de Rome sur les autres peuples de l'Antiquité reposait avant tout sur sa puissance militaire, les Romains trouvaient une raison majeure dans leur religion: Fides et Jupiter étaient les divinités à l'origine des conquêtes romaines. En somme, le succès politique, la puissance et l'hégémonie universelle de la cité dépendaient du respect des valeurs religieuses collectives. Le chapitre se prolonge sur un annexe méthodologique évoquant l'écueil du regard rétrospectif contemporain sur la Grèce antique et prévenant tout nationalisme culturel excessif au profit d'Athènes ou de Rome.

Chapitre II. Dire l'excellence des grands. Le discours identitaire de l'aristocratie

Le discours identitaire romain connaît des subdivisions intrinsèques, notamment celle qui entend légitimer l'oligarchie aristocratique dans sa prétention exclusive à gouverner la ville de Rome et les territoires conquis. Les outils utilisés dans l'élaboration de cette pensée élitiste furent divers: la position grecque stoïcienne de l'officium (devoir) a permis, combinée aux idéaux romains de libertas, fides, virtus et de (vir) bonus qui renvoient à l'excellence, de justifier la nécessaire action des grands dans les affaires publiques. À cela s'ajoute un élément ontologique: l'aristocrate romain est convaincu que sa naissance lui confère un pouvoir lui revenant sans discussion puisque les qualités se transmettent par le sang. Ce paramètre n'excluait pas des luttes intrinsèques féroces comme le suggérait l'aspect fort compétitif du cursus honorum menant idéalement à la censure ou au consulat. Les traditions ancestrales et les exempla maiorum formaient un ensemble immuable de normes sur lesquelles l'aristocratie devait calquer ses attitudes et réactions: le mos maiorum valait discours politique. Ce carcan servit de support à un propos d'exclusion polymorphe (politique, économique et social) afin d'écarter du pouvoir ceux qui n'étaient pas des nobles de premier rang. Il permit également de stigmatiser la plèbe, en particulier les individus affligés d'un lien de dépendance comme les travailleurs - car l'aristocrate romain était sans lien, à l'exclusion de ceux entretenus avec ses égaux dans le cadre de l'hospitalité ou de l'amicitia -, voire de discréditer un potentiel adversaire qui n'aurait pas respecté l'usage en vigueur au sein de l'aristocratie. Il s'est agi au fond de transposer la rhétorique grecque de l'altérité au sujet des peuples au coeur même de la société romaine pour y ciseler une sphère d'exclusion. L'annexe II rappelle que le caractère aristocratique du système romain aurait traditionnellement favorisé l'immobilisme au détriment du mouvement sur le plan politique.

Chapitre III. Dire l'excellence des mâles. Le discours identitaire du "premier sexe"

Après un rappel des thèses de M. Foucault sur l'émergence d'une "fidélité (conjugale) symétrique", trait que P. Veyne insèrera dans la dynamique historique du Haut-Empire romain en mettant en évidence pour cette période une forme d'"exaltation de la conjugalité" que reproduira plus tard la morale sexuelle chrétienne, les auteurs mettent l'accent sur un aspect sociétal fondamental du monde romain. Ce dernier était avant tout une communauté d'hommes, par nature inégalitaire, dont la notion proprement romaine de patria potestas permet de saisir toute la mesure. L'aristocrate romain se définissait par le refus de tout comportement féminin et de toute soumission; la femme symbolisait la légèreté (levitas), la passion tandis que l'homme représentait la vertu (virtus) et la rigueur (gravitas). Le mâle se devait d'échapper toujours à tout lien de dépendance, conformément à l'idéal de la libertas et surtout à tout comportement passif. Cet impératif a conduit les Romains au refus catégorique de l'homosexualité passive et par là au rejet instinctif de la pédérastie pédagogique grecque qui était considérée comme un vice attentatoire à la dignitas de l'homme libre voire à l'autorité du paterfamilias qu'elle venait concurrencer. La taxinomie romaine du "dur" et du "mou" haïssable et la manière dont étaient inventoriés les hommes, les aliments ou les pierres confirment combien l'univers de la Rome républicaine fut conçu autour d'une identité culturelle agressive fondée sur l'exclusif principe de masculinité. La prédominance mâle était logiquement très marquée dans les cadres institutionnel et juridique, au moins jusqu'au moment des sénatus-consultes Tertullien et Orphitien qui établirent une nouvelle organisation familiale opposée aux anciennes structures gentilices.1 Ce changement sera parachevé avec la diffusion du christianisme qui provoquera un souci de soi garant d'une nouvelle morale du couple reposant sur la valorisation du mariage et des obligations qui en découlaient.2

Chapitre IV. L'originalité du discours romain sur le monde

De ce difficile dossier émerge à la fois une nette opposition mais aussi une évidente complémentarité entre les conceptions hellénistiques et romaines du monde connu. La remarquable carte grecque de l'oikouménè sera un outil fondamental de l'expansion impérialiste romaine. Elle sera aussi le support premier de la gestion patrimoniale des territoires conquis sous l'Empire opérée par le princeps Romanorum, et favorisée par l'oeuvre de Strabon. Celle-ci recèle des éléments récurrents d'ethnographie ou de chorographie - fort éloignés de la géographie pure qui consistait en une description générale de la terre - des richesses, des hommes et des moeurs, vraisemblablement destinés aux gouvernants romains pour leur permettre de tirer le meilleur profit des terres dominées. Si les Grecs ont toujours voulu contempler Le monde, les Romains l'ont en revanche envisagé de manière très pragmatique comme une étendue orthonormée au départ d'un point précis à partir duquel on calculait les distances en milles, pour penser un espace qui allait supporter une multitude de cités conçues sur l'exact modèle de Rome. Il convenait avant tout, non pas d'aboutir à une vision exhaustive, ouverte des régions et de leurs confins, mais d'étendre et de multiplier l'exemple de la Roma aeterna par l'intermédiaire de colonies dont le cadre urbain se fondait exactement sur le prototype de l'Urbs. La cité devenait donc le vecteur matériel d'une concorde et d'un rassemblement communautaire des hommes et femmes autour du premier des citoyens: l'empereur.

Chapitre V. L'originalité du discours romain sur les hommes du monde et les citoyens de Rome

Ces développements évoquent d'abord le double problème controversé de l'impact de la citoyenneté romaine sur l'histoire européenne et de l'existence d'une véritable originalité romaine en la matière eu égard aux conceptions hellénistiques. En l'occurrence, les fondements de la patrie romaine furent divers: la notion religieuse de maiestas populi Romani, engendrée par la fides, était sans doute la justification fondamentale de l'accroissement de Rome et de la supériorité du populus Romanus dans sa quête d'impérialisme. D'un point de vue concret, le census associé à d'autres usages électoraux non démocratiques caractérisaient précisément le métier de citoyen voire la participation aux affaires de la cité. La libertas, entendue dans un contexte aristocratique et hiérarchisé, venait définir le statut du civis et l'intégrer, à la différence des institutions grecques qui l'appréhendaient davantage dans son individualité, au sein d'une dimension collective: cela demeurait l'objet de la civitas. L'ouverture civique de Rome fut presque génétique: à l'inverse d'une entité autochtone repliée sur elle-même à l'image des cités grecques, la Rome des origines n'était qu'une simple ville italienne parmi d'autres -fondée de surcroît par un rituel étrusque- qui ne subsista qu'en raison de sa propension à l'accueil des étrangers. L'avènement de l'Empire s'accompagna de la création d'une seule catégorie de citoyens à laquelle tous les hommes libres finirent par s'intégrer, malgré les réticences initiales d'Auguste et bien après les efforts menés par Claude, par le biais du très fameux édit de Caracalla en 212 dont Saint Augustin n'avait pas manqué de remarquer en son temps le caractère extraordinaire. Il n'était toutefois pas question d'une égalité véritable comme l'induit la discrimination persistante entre les honestiores et les humiliores mise en place à l'époque des Antonins.

Chapitre VI. L'originalité du discours romain à la Ville et au monde sur l'excellence du Prince

Les empereurs ont assez tôt compris que leur domination passait par une ville modelée à leur image, ce qui permettait au passage de restructurer la mégalopole hors normes, riche de contrastes et de contradictions qu'était la cité romaine dont l'immensité commandait une gestion rigoureuse sur les plans urbain et politique. Auguste eut conscience des moyens à utiliser pour façonner au mieux l'espace de l'Urbs : évergétisme, contrôle de l'eau, construction d'un nouveau forum, du fameux mausolée destiné à l'imperator et à sa famille voire d'un immense cadran solaire pour marquer son emprise sur le temps. Cette oeuvre fut complétée par l'instauration du culte impérial qui favorisa l'unité, le rassemblement des Romains et de tous les hommes du monde sous l'égide du princeps. L'effort de modélisation urbaine qui s'interprète comme un véritable discours politique se poursuit lors des règnes postérieurs. Des outrances personnelles de Caligula et Néron, qui accapara le centre de Rome pour son seul usage en y érigeant un palais princier, à l'attitude plus pondérée de Domitien ou aux initiatives utilitaristes de Trajan qui fit ériger des termes de dix hectares à la place de la domus aurea. Les constructions voulues par Hadrien furent certes dédiées à sa gloire mais exaltèrent toujours Rome et non lui-même. Le règne de Marc-Aurèle marquera la fin d'une propagande urbaine qui voit l'acceptation définitive et assumée d'un monarque derrière lequel se rassemblent désormais la merveilleuse ville de Rome, symbole assumé de l'opulence, du pouvoir des Romains, et l'Empire.

La conclusion historique résume la thèse défendue: l'histoire de Rome résulte du passage d'un discours d'exclusion à une parole de rassemblement sous l'égide des empereurs, transition effectuée en concomitance avec l'évolution géopolitique allant d'une cité aristocratique à un empire. Une autre conclusion épistémologique insiste sur l'importance des sciences sociales en complément de la démarche historique, dont il faut préserver toute la rigueur méthodologique et chronologique, pour appréhender au mieux la "rhétorique de l'altérité" antique puis tenter, si possible, d'insérer le monde romain dans une typologie des sociétés humaines. À ce titre, l'accent est mis sur les infinies précautions à déployer pour fonder une démarche comparatiste efficace et sûre. Ces difficultés identifiées, il est pourtant dommage que D. et Y. Roman n'aient pas poussé plus loin le procédé pluridisciplinaire: il est vrai que des références pertinentes à M. Foucault, C. Lévi-Strauss, G. Balandier ou encore B. Cyrulnik, pour ne citer qu'eux, jalonnent le cours des différents récits et surtout des annexes. Mais il est presque décevant que les auteurs n'aient pas, sans doute par prudence scientifique, davantage encore ouvert leur travail sur la sociologie ou l'anthropologie car le sujet s'y prêtait admirablement, tant sur le plan global que dans ses subdivisions, notamment celle relative à la masculinité et au genre. Par ailleurs, ils affirment avec justesse et fermeté que, malgré ce que pourrait le laisser croire un large pan de la doctrine, l'"homme romain" n'existe pas et qu'il ne saurait être question d'un concept unifié. Il eût été souhaitable, en prolongeant cette idée, et même s'il est vrai que l'ouvrage traitait en substance de l'identité dite collective, de montrer que les institutions religieuses ou juridiques romaines pouvaient, sur le plan interne, autoriser un individu à transcender sa position sociale initiale. Par exemple, la fête des Saturnales mettait temporairement les esclaves et les hommes libres sur un pied d'égalité : les servi ne travaillaient pas et étaient admis à la table des maîtres ; la domus fonctionnait alors comme une "petite république". Par ailleurs, le droit romain classique permettait en certains cas au servus de dépasser son incapacité juridique et d'agir comme un homme libre.3 Enfin, quelques rares erreurs formelles ont résisté aux relectures.4 Il ne s'agit là que d'infimes détails ne nuisant en rien à la grande qualité de ce volume, lequel demeure un livre riche et stimulant à bien des égards qui offre une nouvelle lecture de l'histoire romaine tout en mettant l'accent sur certains problèmes de fond, comme celui des "ruptures" dans une société romaine que l'on a continûment considéré dans sa linéarité. Un livre important n'apporte pas que des réponses mais pose aussi les bonnes questions. Pour ces raisons, ce bel essai mérite assurément la récompense qui lui fut attribuée en 2008, à savoir la médaille d'argent du Prix François Millepierres décerné par l'Académie française.



Notes:


1.   Certains éléments, comme l'abrogation de la Lex Oppia et le possible contournement de la Lex Voconia, plaident en faveur d'une indépendance économique de la femme. Il en est de même sur le plan strictement juridique avec la disparition progressive de la tutela mulieris, la facilité pour se libérer des liens de fiançailles ou du mariage, voire avec le développement du concubinat. Sur ces questions, voir J. F. Gerkens-R. Vigneron, The Emancipation of Women in Ancient Rome in RIDA, 47, 3ème série, 2000, p. 107-21.
2.   L'émancipation féminine semble toutefois contredite à cette époque par le fait qu'elle pouvait être "donnée" en mariage, d'après une disposition du CTh 3.5.5 qui n'évoque en rien le consentement de la future épouse.
3.  F. Reduzi Merola, 'L'esclave qui agit comme un homme libre : Servus vicarius emit mancipoque accepit puellam', dans V.I. Anastasiadis et P.N. Doukellis (éd.), Esclavage antique et discriminations socio-culturelles, Berne 2005, p. 315-19.
4.  Par exemple p. 317 ou p. 359, respectivement troisième et huitième ligne en partant du haut.

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