Thursday, December 20, 2012

2012.12.57

Dagmar Muchnová, Entre conjonction, connecteur et particule: le cas de επει en grec ancien. Étude syntaxique, sémantique et pragmatique. Acta Universitatis Carolinae: Philologica monographia, 163. Prague: Université Charles de Prague; Éditions Karolinum, 2011. Pp. 205. ISBN 9788024619385.

Reviewed by Olga Spevak, Université de Toulouse 2 (spevak@univ-tlse2.fr)

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Ἐπεί est une conjonction traditionnellement rangée parmi les subordonnants temporels et/ou causaux mais certains de ses emplois peuvent être rapprochés des coordonnants tels γάρ. L'étude détaillée qu'en propose D. Muchnová, auteur d'une excellente syntaxe de la phrase complexe grecque,1 permet d'éclairer le fonctionnement et d'expliquer les emplois de cette conjonction « difficile ». Pour obtenir une description systématique d'ἐπεί, il s'avère indispensable, en premier lieu, de séparer les types de textes dans lesquels il est utilisé (textes narratifs vs. textes interactifs tels dialogues). Il ressort clairement de son analyse qu'ἐπεί fonctionne comme un subordonnant temporel ou causal dans le genre narratif ; en revanche, dans l'épopée constituée de dialogues, on rencontre le plus souvent des ἐπεί qui ont une fonction différente : ils justifient des actes de parole (d'après le cadre théorique développé par E. Sweetser (1990) sur lequel je reviendrai). Pour son analyse, D. Muchnová a choisi comme corpus principal les Helléniques de Xénophon et les épopées d'Homère, qui représentent bien ces deux types de textes. En outre, elle a le mérite d'avoir montré que les valeurs qu'ἐπεί est susceptible de revêtir ne relèvent pas d'une « évolution diachronique » de cette conjonction. Le fait qu'ἐπεί subordonnant est le plus fréquent chez Xénophon et qu'ἐπεί justifiant un acte de parole est prédominant chez Homère découle du type de texte ; en effet, ἐπεί subordonnant n'est pas absent de l'épopée homérique (p. 143 sq.) et ἐπεί justifiant apparaît aussi dans les discours directs chez Xénophon (p. 147 sq).

L'ouvrage se répartit en six chapitres. L'introduction présente la méthodologie et le corpus (p. 9-14) ; le chapitre 2, l'état de la question détaillé (p. 15-27) ; le chapitre 3, les données statistiques (p. 28-35) – je recommande au lecteur de considérer, entre autres, les différences constatées entre les données réunies à l'aide du Thesaurus Linguae Graecae et les tableaux fréquentiels générés par le site Perseus. Les chapitres 4 et 5 présentent l'analyse des données réunies : l'un est consacré à ἐπεί chez Xénophon (p. 36-89), l'autre, à ἐπεί dans les épopées homériques (p. 90-153). Le chapitre 6 concerne l'emploi d'ἐπεί dans les propositions autonomes (p. 154-178). La conclusion (p. 179-184) résume les principaux résultats. Le livre est accompagné d'une riche bibliographie, d'un résumé en anglais et d'un résumé en tchèque, d'un index de notions linguistiques et d'un index de passages cités.

Il importe surtout de présenter plus en détail les chapitres 4 et 5. Le chapitre 4 est consacré à ἐπεί employé dans la prose historique, dans les propositions antéposées à leurs régissantes. Ἐπεί s'y laisse interpréter comme temporel et/ou comme causal. Après avoir dressé un bilan critique des études antérieures, D. Muchnová procède à une analyse des exemples offerts par son corpus pour aboutir à la conclusion qu'ἐπεί est, en premier lieu, une conjonction pourvue d'une valeur sémantique floue – tout comme lat. cum, fr. comme, angl. when, tch. když – valeur « circonstancielle » ou non spécifique (p. 63) qui convient à la pure temporalité, à la causalité ou à la concession. Dans son interprétation, le contexte dans lequel ἐπεί apparaît représente le facteur décisif ; en effet, prise isolément, une même phrase pourrait recevoir deux interprétations différentes. Cependant, il y a des contextes qui favorisent une interprétation causale (lorsque le contenu de la régissante représente une « réaction » au contenu de la subordonnée) et des contextes où l'idée de la pure temporalité s'impose (p. 53-62). Outre le rôle qu'elles jouent sur le plan sémantique, les propositions en ἐπεί, souvent accompagnées de particules (telle δέ) jouent un rôle au niveau discursif. Elles peuvent avoir une fonction continuative, en assurant la transition d'un segment textuel à un autre, ou au contraire, marquer la discontinuité, en ouvrant un nouveau cadre discursif.

Le chapitre 5 sur ἐπεί homérique est une brillante illustration du fait que des concepts développés par la linguistique moderne permettent de résoudre des problèmes délicats qui préoccupent les philologues classiques depuis longtemps. D. Muchnová adopte le modèle d'E. Sweetser (1990) qui distingue entre le niveau du contenu (« Il est rentré parce qu'il l'aimait »), le niveau épistémique (« Il devait l'aimer parce qu'il est rentré » qui se laisse paraphraser par : « Il l'aimait, et c'est pourquoi il est rentré ») et le niveau des actes de parole (« Qu'est-ce que tu vas faire ce soir, puisqu'il y a un bon film à la télé »), auxquels on ajoute encore le niveau textuel, qui recouvre des unités supérieures à des phrases, tels paragraphes. Le niveau du contenu recouvre les subordonnées circonstancielles antéposées en ἐπεί, que l'on a analysées chez Xénophon. Le niveau épistémique concerne la déduction d'un contenu à partir d'un autre contenu : ἐπεί assumant ce rôle est appelé inférentiel.2 Au niveau des actes de parole, on a affaire, non pas à l'implication d'un contenu par un autre (« que vas-tu faire ce soir » n'implique nullement qu'« il y a un film à la télé ») mais à un ἐπεί qui justifie un acte de parole, une interrogation dans notre cas : le locuteur justifie pourquoi il pose la question. Si A. Rijksbaron (1976)3 a le mérite d'avoir identifié et décrit la valeur inférentielle d'ἐπεί, D. Muchnová se concentre sur le niveau des actes de parole dont Homère offre de nombreux exemples (p. 116) : μή με κτεῖν', ἐπεὶ οὐχ ὁμογάστριος Ἕκτορός εἰμι (Hom. Il. 21.95) « ne me tue pas : je ne suis pas sorti du même sein qu'Hector » (dit Lycaon à Achille). De telles propositions postposées sont traditionnellement considérées comme causales et, dans des études spécialisées, elles sont qualifiées de « motivantes ». Or, la fonction de la proposition en ἐπεί est de justifier un acte de parole, la prière dans notre exemple, en apportant un argument justifiant pourquoi cette prière est prononcée. C'est là l'emploi typique de l'ἐπεί homérique. Il se rencontre dans les discours directs et sert à justifier toutes sortes d'actes de parole : directifs (ordre, avertissement, conseil...), interrogatifs et assertifs. Le contenu articulé par ἐπεί exprime souvent une vérité générale ou un savoir partagé entre le locuteur et son interlocuteur.

Le chapitre 6 est consacré à ἐπεί fonctionnant au niveau textuel, employé dans les propositions autonomes. Cet ἐπεί – tout comme ἐπεί qui justifie un acte de parole – pose des problèmes de traduction. En particulier, ce sont des ἐπεί employés après un vocatif (p. 158 sq.) ou ceux qui précèdent une forme d'impératif d'un verbe de parole ou de pensée (p. 162 sq.). Dans les deux cas, il s'agit de contextes interactionnels : ἐπεί articule des propos qui représentent une réaction à ce que l'interlocuteur avait dit ou une incitation à justifier son point de vue.

Parmi d'autres mérites de cette étude sur ἐπεί, j'aimerais mentionner, outre la clarté du style, l'application systématique de critères distinctifs, les analyses précises des exemples traités, avec une attention particulière portée au contexte dans lesquels ils apparaissent, ainsi que les observations concernant les traductions. C'est une contribution précieuse qui permet de saisir le fonctionnement d'ἐπεί ; elle sera une riche source d'inspiration pour ceux qui vont entamer des études systématiques d'autres conjonctions « problématiques » qu'on a en grec, telles γάρ ou ὡς. Le grec semble en effet offrir encore un champ libre dans ce domaine ; pour le latin, les conjonctions et les connecteurs qui marquent la causalité ont été abondamment étudiés (et D. Muchnová s'y réfère). J'ajouterais seulement que les causales relevant du niveau épistémique, pourvues d'une valeur inférentielle, existent bien en latin (cf. p. 113), par exemple : Necesse est, quoniam pallet, aegrotasse. (Rhet. Her. 2, 25) « Il a dû être malade, puisqu'il est pâle ».4

Table de matières

1. Introduction
1.1 Principes méthodologiques
1.2 Corpus de base
1.3 Organisation de l'ouvrage

2. Status quaestionis
2.1 Ἐπεί dans les dictionnaires
2.2 Ἐπεί dans les grammaires
2.3 Ἐπεί dans les études spécialisées
2.4 Conclusions

3. Quelques éléments de statistiques
3.1 Propositions en ἐπεί chez Xénophon
3.2 Tableaux fréquentiels du site Perseus
3.3 Les données statistiques proposées par Zycha : cause vs. temps
3.4 Proposition en ἐπεί chez Homère
3.5 Conclusion

4. Les propositions en ἐπεί antéposées
4.1 Type de texte et temps du récit
4.2 Temps grammaticaux
4.3 Interprétations sémantiques
4.3.1 Rijksbaron
4.3.2 De la Villa, Sicking et Buijs
4.3.3 Discussion
4.3.3.1 Conjonctions spécifiques et non spécifiques
4.3.3.2 Problèmes de traduction
4.3.3.3 Propositions 'circonstancielles'
4.3.3.4 Propositions à interprétation temporelle
4.3.4 Conclusions
4.4 Approches textuelles et discursives
4.4.1 Fonctions discursives
4.4.2 Ἐπεί et particules
4.4.3 Dislocation à gauche
4.4.4 Cas spéciaux
4.5 Appendices
4.5.1 Les propositions en ἐπεί postposées
4.5.2 Oratio recta
4.5.3 Propositions dites inférentielles
4.6 Conclusions

5. Les propositions en ἐπεί postposées
5.1 Status quaestionis : le grec
5.1.1 Nilsson
5.1.2 Autres études (Knebel, Moorhouse)
5.1.3 Rijksbaron
5.1.4 Propositions 'indirectement causales'
5.1.4.1 Analyse des propositions 'indirectement causales'
5.1.4.2 Propositions de motif et propositions 'indirectement causales'
5.1.5 Buijs
5.1.6 Conclusions
5.2 Status quaestionis : le latin et les langues modernes
5.2.1 Le modèle de Kroon et de Wakker
5.2.2 Le modèle de Sweetser
5.3 Analyse des exemples homériques
5.3.1 Les actes illocutoires et leurs valeurs
5.3.1.1 Actes illocutoires de type directif
5.3.1.2 Actes illocutoires de type interrogatif
5.3.1.3 Actes illocutoires expressifs
5.3.1.4 Actes illocutoires engageants
5.3.1.5 Actes illocutoires assertifs
5.3.1.6 Cas particuliers
5.3.1.7 Appendices
5.3.1.7.1 Propositions postposées 'circonstancielles' chez Homère
5.3.1.7.2 Propositions préposées chez Homère
5.3.1.7.3 Propositions postposées chez Xénophon
5.3.1.7.4 Propositions postposées chez Sophocle
5.3.2 Propositions à interprétation épistémique : ὅτι
5.4 Conclusions

6. Ἐπεί dans les propositions autonomes
6.1 Niveau textuel
6.2 Grammaires grecques et études spécialisées
6.3 Ἐπεί après un vocatif
6.4 Ἐπεί introduisant une proposition à l'impératif ou une question
6.4.1 Ἐπεί introduisant une proposition illocutoire
6.4.1.1 La proposition illocutoire introduit une question
6.4.1.2 La proposition illocutoire suit l'objet de la question
6.4.2 Ἐπεί introduisant directement une question
6.4.3 Entre propositions justificatives et propositions dites autonomes
6.5 En guise de conclusion

7. Conclusion
Bibliographie
Summary
Shrnutí
Index des notions linguistiques
Index des passages cités


Notes:


1.   Rédigée (malheureusement) en tchèque : Dagmar Muchová, Syntax klasické řečtiny, Prague, 2004.
2.   C'est ἐπεί avec cette valeur inférentielle qui est évoqué par les Stoïciens dans le passage bien connu (cité à la p. 18) de Diog. Laert. Vit. 7.71 : ἐπεὶ ἡμέρα ἐστί, φῶς ἐστιν « puisqu'il fait jour, il y a de la lumière ». On voit bien une affinité d'ἐπεί avec εἰ dont il est composé mais toute réflexion étymologique s'arrête là puisque l'origine de εἰ est peu claire.
3.   Albert Rijksbaron, Temporal and causal conjunctions in ancient Greek : with special reference to the use of epei and hōs in Herodotus, Amsterdam 1976.
4.   Voir l'article récent de H. Pinkster The use of quia and quoniam in Cicero, Seneca, and Tertullian, in: Page, B. Richard & Rubin, Aaron D. (eds.) Studies in classical linguistics in honor of Philip Baldi, Leiden (2010), 81-96.

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